« L’IA aide à un meilleur équilibre de vie des RH »

Passage à la skills-based organization, usage de l’IA, attractivité pour la GenZ… Mathilde Le Coz revient sans langue de bois sur ses grands défis en tant que DRH de Forvis Mazars.

Visuel Mathilde Le Coz
« Demain, le rôle de nos recruteurs ne sera plus d’apprécier un parcours ou un métier passé, mais d’être de véritables experts de la compétence », selon Mathilde Le Coz. © Forvis Mazars / Hellowork

Quels sont vos projets de recrutement pour 2025 ?

Mathilde Le Coz : En 2024, nous avons accueilli près de 2 000 nouveaux talents. Pour 2025, nous prévoyons environ 1 500 recrutements. Ce léger repli s’explique par un contexte économique plus incertain, notamment dans nos activités de conseil, qui sont naturellement plus sensibles à la conjoncture. À l’inverse, certains de nos métiers, comme le commissariat aux comptes, relèvent d’une activité réglementée et sont donc moins exposés à ces fluctuations. Nous anticipons une stabilité de cette tendance en 2026.

Quel est votre principal défi en tant que DRH pour 2025 ?

M.L.C : Nous poursuivons depuis quelques années une transformation importante, celle vers un modèle d’organisation fondé sur les compétences : la skills-based organization.  Ce modèle résonne particulièrement avec les attentes des collaborateurs aujourd’hui, notamment les nouvelles générations, et c’est aussi un enjeu pour notre modèle économique. Jusqu’à présent, dans les métiers de l’audit, de la fiscalité et du conseil, les modèles RH étaient très pyramidaux : on recrutait des jeunes, on les formait et ils évoluaient progressivement. Avec l’essor des nouvelles technologies, ce schéma montre ses limites. L’enjeu est dorénavant de dépasser la logique des métiers ou des fiches de poste, pour adopter une approche centrée sur les compétences. Nos clients attendent avant tout une expertise ciblée, davantage que des parcours ou des titres. Cela vaut pour le recrutement mais aussi pour la mobilité interne : elle se fera par le prisme de la compétence plutôt que par l’ancienneté.

Comment la skills-based organization va-t-elle se traduire concrètement au quotidien dans votre entreprise ?

M.L.C : Nous finalisons actuellement un travail de redéfinition de nos grades et de nos métiers, avec une attention particulière portée à l’identification des compétences clés attendues pour chaque poste. L’enjeu portera ensuite sur le recrutement. Depuis dix ans, nous avons considérablement enrichi l’expérience candidat — avec un accompagnement plus personnalisé, un suivi renforcé. Nous souhaitons désormais aller plus loin, en évaluant les personnes non seulement sur leur parcours, mais aussi sur les compétences qu’elles mobilisent réellement. Cela implique d’outiller nos recruteurs différemment en démultipliant les sources d’évaluation. L’objectif est de prendre en compte des compétences clés comme les compétences technologiques, le savoir-être, en passant par le travailler ensemble ou la capacité d’analyse, ce qui demande de croiser plusieurs sources d’évaluation. Nous travaillons avec des plateformes de certification de compétences, comme Maki ou AssessFirst. Nous explorons également les apports de l’IA agentique sur ce sujet. L’ensemble de ces données seront ensuite intégrées à nos outils RH afin d’accompagner le collaborateur tout au long de son parcours.

Quelle est votre politique en matière de formation continue ? En faites-vous un facteur de rétention des talents ?

M.L.C : Ces dernières années, nous avons constaté une forte demande sur les compétences technologiques et celles liées à la sustainability. Or, les collaborateurs qui disposent de ces expertises ne se tournent pas spontanément vers nos métiers de l’audit et du conseil. Quand on est expert en IA, on ne pense pas naturellement à rejoindre une équipe d’expertise-comptable — et pourtant, ces métiers intègrent de plus en plus de tech et de data. Comme ces profils sont très sollicités sur le marché, nous avons rapidement fait le choix d’investir massivement dans la formation pour développer ces compétences en interne. C’est par exemple ce que nous faisons avec l’IA : 100 % de nos collaborateurs sont formés via un programme dédié, « La Suite IA ».  Pendant longtemps, lorsqu’une compétence manquait, on allait la chercher à l’extérieur.  Aujourd’hui, face aux enjeux de fidélisation et d’engagement, il nous semble essentiel de miser sur la formation continue. C’est un levier puissant d’employabilité pour nos collaborateurs — et un signal fort de notre volonté d’investir durablement dans leur parcours.

Comment l’IA impacte-t-elle votre quotidien de DRH ?

M.L.C : Depuis plusieurs années, nous utilisons quotidiennement des outils intégrant l’IA, pour automatiser certaines tâches ou apporter plus de valeur, qu’il s’agisse du recrutement, du développement des talents ou encore de la paie… L’IA générative est aujourd’hui une suite logique à ces évolutions, en permettant notamment de travailler sur l’efficience individuelle. L’IA générative aide, grâce au gain de productivité généré, à un meilleur équilibre de vie pour les équipes RH. La fonction RH est d’ailleurs très souvent exigeante et peu reconnue. L’IA générative permet d’offrir aux équipes des journées à plus forte valeur ajoutée, en se concentrant sur des missions plus qualitatives et humaines. Et ce n’est que le début : avec l’IA agentique, le modèle d’après, nous irons encore plus loin.

Qu’est-ce que ça va changer ?

M.L.C : L’IA agentique va marquer un vrai tournant en nous permettant de créer nous-mêmes des petits agents qui vont optimiser notre temps et surtout nous donner la possibilité d’offrir des services que nous ne pouvions pas proposer jusqu’ici. Prenons un exemple, le recrutement : demain, un agent IA pourra dialoguer directement avec un candidat par la voix, comprendre ce qu’il recherche, le positionner sur la bonne offre, lui donner envie de nous rejoindre… Ce sera un service encore plus qualifié, qui permettra aux recruteurs de se concentrer sur ce qui a encore plus de valeur : le lien humain, l’accompagnement, le closing. Mais les usages vont bien au-delà : un manager pourra, par exemple, s’appuyer sur l’IA pour rédiger des feedbacks constructifs à grande échelle, sans perdre en qualité. L’impact le plus fort ne sera pas tant dans les processus RH eux-mêmes que dans la manière dont nous allons accompagner les collaborateurs et candidats. À nous, maintenant, de concevoir et d’utiliser ces outils avec exigence, lucidité… et éthique.

Ce rôle incombe selon vous au DRH ?

M.L.C : L’IA n’est pas une finalité, il faut se questionner sur ce qu’on veut faire de cette productivité gagnée. Réduire les effectifs ? Redéployer les collaborateurs sur d’autres missions ? Demain, peut-être que la semaine de 4 jours deviendra économiquement viable, précisément parce que l’IA aura pris en charge ces 20 % de valeur complémentaire. Le DRH est totalement légitime pour poser ces questions, même s’il ne doit pas être le seul.  Il doit endosser le rôle de ce que j’appellerais un « chief ethics officer », garant de l’équilibre entre des enjeux qui peuvent s’opposer : économiques, humains et technologiques.

Un autre enjeu, qui concerne beaucoup d’entreprises aujourd’hui, c’est l’intégration de la génération Z. Chez Forvis Mazars, éprouvez-vous des difficultés à attirer et à fidéliser la GenZ ?

M.L.C : C’est une question centrale chez Forvis Mazars : sur près de 6 000 collaborateurs en France, 80% ont moins de 28 ans. Notre modèle repose en grande partie sur le recrutement de jeunes diplômés, donc nous avons vu arriver la génération Z dès 2019. C’est une génération que nous avons un peu plus de mal à attirer. Non pas parce qu’elle est moins engagée mais parce que nos métiers ne figurent pas spontanément parmi ceux qui l’inspirent. Dans les années 80, débuter sa carrière dans un grand cabinet d’audit, c’était un choix prestigieux, presque évident. En 2025, ces métiers peuvent sembler plus « vintage » aux yeux de jeunes qui recherchent davantage de sens, de flexibilité et d’impact immédiat.

Nous avons cependant des solutions pour leur donner envie de nous rejoindre. Chez Forvis Mazars, par exemple, nous ne sectorisons pas les portefeuilles, ce qui permet aux jeunes collaborateurs qui débutent chez nous de multiplier les missions et de découvrir différents secteurs. Nous avons aussi beaucoup travaillé sur notre culture managériale. La posture verticale, distante, de l’associé ne fonctionne plus du tout avec les jeunes générations. Cela porte ses fruits ; notre attractivité s’est renforcée : on est passé de 35 000 candidatures par an avant la crise sanitaire à 220 000 aujourd’hui. C’est un signal très positif.

Aujourd’hui, oui, nous attirons. En revanche, les jeunes générations restent moins longtemps qu’avant car les carrières sont moins linéaires. Les jeunes restent souvent trois ans, là où il y a encore dix ou quinze ans, le point de départ se situait plutôt à cinq ou six ans. Leur horizon professionnel est différent. Devenir associé d’un grand cabinet n’est plus forcément le graal pour un jeune diplômé, même issu d’une grande école comme HEC. C’est à nous d’intégrer cela pleinement dans notre manière de construire les parcours.

Où en êtes-vous sur le sujet de la transparence des salaires ?

M.L.C : Aujourd’hui, comme dans l’ensemble de notre secteur, le salaire d’entrée varie encore en fonction du diplôme. C’est un héritage du modèle historique des cabinets, et c’est aussi ce qui explique que nous n’indiquons pas systématiquement les salaires sur nos offres d’emploi.
Mais c’est justement ce que nous voulons faire évoluer. Nous croyons beaucoup au modèle par les compétences : il ne s’agit plus de présumer de la performance d’un candidat sur la base d’un critère passé — comme le diplôme — mais d’évaluer ses compétences réelles, à un instant donné. Demain, cela nous permettra de recruter à des niveaux de salaire plus ajustés et plus équitables. Ce modèle ouvre la voie à une transparence salariale bien plus juste, car fondée sur des critères objectifs, partagés, mesurables. Et cette logique ne s’appliquera pas uniquement à l’embauche : toutes les évolutions de carrière se feront, à terme, par le prisme de la compétence.

Serez-vous prêts le 7 juin 2026 ?

M.L.C : Nous sommes en train de finaliser l’architecture de notre dispositif, avec deux plateformes d’évaluation qui couvrent un champ large des compétences identifiées comme stratégiques. Nous allons former nos recruteurs à ce modèle. Demain, ils ne seront plus organisés par niveau d’expérience des candidats, mais par typologies de compétences à évaluer. Certains se spécialiseront dans l’évaluation des compétences techniques, d’autres dans les compétences comportementales. Leur rôle ne sera plus d’apprécier un parcours ou un métier passé, mais d’être de véritables experts de la compétence.
L’objectif est aussi d’ouvrir ce dispositif d’évaluation à l’ensemble des candidats. Un autre enjeu sera donc à terme d’avoir moins de candidatures, mais plus qualifiées.

Vous êtes présidente du Lab RH depuis 2021. Pourquoi avoir intégré cet écosystème dédié à l’innovation RH ?

M.L.C : J’ai un parcours plutôt atypique : j’ai commencé ma carrière dans la finance avant de me tourner vers les ressources humaines. Sans aucun doute, cela m’a permis d’avoir une approche très pragmatique du métier, de requestionner tout : pourquoi fait-on les choses ainsi ? À quel besoin répond-on ? Quelle valeur attend-on de nous, et comment la mesurer ? Je me suis naturellement inspirée des méthodes du marketing pour repenser nos pratiques : segmenter les profils, créer des persona, mesurer la satisfaction des collaborateurs, des candidats, des clients internes… toujours dans une logique d’amélioration continue. C’est aussi ce besoin d’ouverture et d’échange qui m’a poussée à rejoindre le Lab RH, il y a une dizaine d’années, d’abord comme adhérente. J’y ai trouvé un écosystème stimulant, où l’on apprend énormément — notamment au contact des acteurs de la tech, qui viennent enrichir les RH sans en être directement issus. Depuis bientôt cinq ans, j’en suis la présidente. Ce rôle me permet non seulement de continuer à apprendre, mais aussi de partager des idées, des pratiques issues d’autres univers que j’aime adapter au monde RH. Ces sujets me passionnent, mais je pense aussi au passage de relais : je suis dans mon troisième mandat, et j’envisage de transmettre le flambeau en 2027.

Parlez-nous d’un épisode qui vous a particulièrement marquée dans votre carrière dans les RH.

M.L.C : Quand j’ai découvert ce métier, à 28 ans, j’ai d’abord voulu le quitter. Un peu naïvement peut-être, je m’étais imaginé que les RH, c’était avant tout des personnes qui aimaient les gens, qui mettaient tout en œuvre pour qu’ils s’épanouissent au travail. Pour moi, c’était presque le plus beau métier du monde, parce qu’il avait du sens. Et puis j’ai été confrontée à une toute autre perception : celle de collaborateurs qui voyaient les RH comme le bras armé de la direction, chargés surtout de faire passer des décisions difficiles — voire de gérer des départs. J’ai été profondément déstabilisée. Je suis quelqu’un de très empathique, et exercer un métier perçu négativement, c’était inconcevable pour moi. J’estime que la valeur de notre travail existe tout autant dans la valeur perçue que dans le service rendu. Je crois que notre rôle prend toute sa légitimité non seulement dans ce que l’on délivre, mais aussi dans la manière dont cela est vécu. Si nos actions ne sont ni comprises ni ressenties positivement, alors, même les meilleures intentions peuvent rester sans impact.

D’où vient, selon vous, cette image négative accolée aux RH ?

M.L.C : Elle vient principalement d’une méconnaissance du rôle réel des RH. Les collaborateurs ne savent pas toujours, par exemple, que derrière un processus de recrutement éthique, transparent, inclusif, il y a un vrai travail de conception mené par les RH. Mais j’ai aussi constaté que cette image peut évoluer très concrètement. Lorsqu’on reçoit un prix RH, quand des clients appellent l’entreprise pour échanger avec la DRH sur une initiative qu’elle a portée, alors les équipes prennent conscience de la valeur que nous créons. La reconnaissance est un facteur puissant d’engagement au travail et c’est pourquoi je suis autant impliquée dans mon rôle de DRH, pour mes équipes.

Vous êtes donc finalement restée dans les RH. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

M.L.C : Forvis Mazars, tout simplement ! J’adorais le groupe, ses valeurs et j’avais envie de les défendre. C’est toujours le cas aujourd’hui. Comme tout le monde, il existe des jours où la motivation est moins forte, où l’on se questionne. Mais c’est justement la richesse et la diversité des projets que l’on m’a confiés qui m’ont permis de retrouver du sens et du plaisir dans mon métier. Un exemple marquant : on m’a confié un projet de réaménagement des bureaux. J’ai organisé un hackathon, emmené des collaborateurs en learning expedition, me suis formée au design thinking… et j’ai découvert à quel point ce type de démarche pouvait créer de l’enthousiasme collectif. La direction m’a également proposé de créer le poste d’innovation RH en me laissant carte blanche. Et c’est ce rôle qui m’a permis de me révéler. Aujourd’hui, je mesure ma chance d’être DRH, à un moment où la fonction RH prend une place de plus en plus stratégique dans les entreprises. C’est une fonction au cœur des transformations, et c’est passionnant.

Comment définiriez-vous le métier de DRH en trois mots ?

M.L.C : D’abord, le courage. C’est un métier politique, au sens noble, où il faut défendre ses convictions, porter ses valeurs. Le plus dur, c’est de ne pas craindre de déplaire, d’accepter de ne pas toujours marquer des points auprès de sa direction. Ensuite, c’est un poste qui demande une grande humanité, ce qui se traduit par de l’empathie, de l’écoute et une posture humble. Enfin, je dirais qu’il faut être très polyvalent pour faire ce métier : il faut s’intéresser à des sujets IT, data, IA, sustainability, business, d’innovation sociale, pour pouvoir être audible. C’est un métier qui demande une grande complexité d’expertises. Et c’est ce qui fait que je le trouve, intellectuellement, très intéressant.

Est-ce que vous arrivez à déconnecter quand vous n’êtes pas au travail ?

M.L.C : C’est un vrai défi, car c’est un métier de passion, très engageant, où l’on ne maîtrise pas toujours son temps. Quand un collaborateur ne va pas bien, on ne peut pas lui dire : « Désolée, mais ma journée est terminée. » Il y a une forme de disponibilité émotionnelle constante. Ce qui m’a aidée à trouver un équilibre, c’est de m’installer à Rennes il y a deux ans, tout en continuant à venir plusieurs jours par semaine à Paris. Être dans deux espaces différents, avec des rythmes et des sollicitations distincts, m’a permis de me rééquilibrer émotionnellement. J’ai pris conscience que l’équilibre de vie n’est pas tant un sujet de volume horaire, mais d’épanouissement avant tout.

A la manière des questions posées en entretien d’embauche, où vous voyez-vous dans 10 ans ?

M.L.C : C’est difficile de répondre, parce que je n’ai jamais planifié ma carrière, je ne pensais jamais devenir DRH, je ne pensais pas rester 20 ans chez Forvis Mazars. Dans 10 ans, je ne serai peut-être plus chez Forvis Mazars, et plus forcément DRH.  Ce qui est sûr, c’est que je continuerai à travailler autour de l’humain et de la manière dont chacun peut contribuer, trouver sa place, s’épanouir dans le travail. J’aimerais bien faire du conseil RH ou de la tech RH, accompagner d’autres entreprises vers la skills-based organization. On arrive à un moment charnière : le modèle traditionnel du salariat, la façon dont on rémunère le travail, tout cela est à requestionner. Il faut repenser l’entreprise, ses modes d’organisation, de reconnaissance, de création et de partage de valeur. Et c’est ce type de transformation en profondeur qui me stimule le plus. Alors, où que je sois, je sais que je piloterai des projets qui font bouger les lignes.

Propos recueillis par Delphine Soulas et Maïté Hellio

Bien s’équiper pour bien recruter