Pourquoi les Français sont-ils inégaux face à l’accès au télétravail ?

Des travaux de recherche ont mis en évidence que l’accès au télétravail était bien plus conditionné par la culture d’entreprise que par la nature des tâches des collaborateurs.

A quoi sont dues les différences d'accès au télétravail en France ?
A quoi sont dues les différences d'accès au télétravail en France ? © phpetrunina14/stock adobe.com

La mise en place du télétravail dans l’urgence a provoqué un électrochoc dans bon nombre d’entreprises, obligeant même les plus réfractaires à prendre le train en marche. Mais avec des degrés d’investissement et de bonne volonté très divers en fonction des structures.

Aujourd’hui, d’après une enquête Ifop pour la Fondation Jean Jaurès, 34% des Français travaillent à distance, au moins occasionnellement. C’est nettement moins que les 61% de la population active allemande ou les 56% de télétravailleurs italiens. On observe également une plus grande disparité entre catégories socio-professionnelles dans l’accès au télétravail en France que chez nos voisins européens. Ainsi, 56% des CSP+ dans l’Hexagone télétravaillent contre 17% des CSP-.

Des tâches non télétravaillables ?

Des différences de traitement que les employeurs justifient souvent par la nature des tâches à accomplir : certaines seraient plus télétravaillables que d’autres. C’est ce qu’explique Marianne Legagneur, doctorante à l’IRIS-EHESS, qui a mené une étude auprès d’un panel de secrétaires de direction. Le terrain de son étude est le secteur de la banque et de la finance, où le télétravail était déjà une pratique courante avant la crise sanitaire : « La direction estime qu’il est impossible pour ces secrétaires de faire du télétravail car leurs tâches (accueil des clients, standard téléphonique…) sont inadaptées au travail à distance et que la subordination de leur travail à celui des autres impose un contrôle physique pour s’assurer de leur parfaite disponibilité. » Avec le temps, certaines secrétaires ont pu être équipées de matériel pour réaliser leurs tâches à distance, mais à la disponibilité physique s’est substituée une disponibilité temporelle avec des appels en soirée ou le week-end de leurs supérieurs.

Les travaux de Marianne Legagneur montrent aussi qu’être cadre ne suffit pas pour avoir accès au télétravail : « 300 cadres des opérations de la banque n’avaient pas accès au télétravail avant la crise sous prétexte de garantir la sécurité des transactions financières. Les autres arguments de la direction étaient que ce métier était trop collaboratif et collectif (boîte mail partagée, réponses mail standardisées, anglais de rigueur…) et reposait sur une grande hétéronomie (dépendance aux temps des marchés financiers, temps de travail ni flexible ni extensible, obligation de réponse aux mails dans un délai donné, badgeage quatre fois par jour). Nous sommes ici face à une activité tertiaire industrialisée en opposition avec la figure du cadre autonome qui est l’idéal-type du télétravailleur. »

Des cultures d’entreprise plus ou moins rétives au télétravail

Ces deux exemples prouvent que bien plus que la nature de l’activité ce sont davantage le cadrage organisationnel du télétravail, notamment son contrôle managérial, et la culture d’entreprise en la matière qui conditionnent la possibilité ou non de télétravailler.

Pour preuve que la différence de recours au télétravail est liée à la signification que l’organisation lui attribue, Gabrielle Schütz, maîtresse de conférences en sociologie au laboratoire Printemps, a effectué un parallèle entre deux structures.

D’un côté se trouve une administration territoriale qui s’est saisie du télétravail comme d’une opportunité pour se réinventer : « La mise en place du télétravail a fait l’objet d’un pilotage par les RH avec un soutien fort de la direction. Trois ans après la mise en place du télétravail, on compte 70% de télétravailleurs parmi les agents, voire 74% si on se concentre sur les seuls postes télétravaillables. Le télétravail est ici vu comme un signe de modernisation de l’administration et un facteur d’attractivité », développe la chercheuse.

De l’autre côté, schéma radicalement différent au sein d’un organisme d’enseignement et de recherche : « Le télétravail a été adopté à reculons et sa mise en œuvre a été confiée à une chargée de mission en CDD pour six mois. Ce n’est donc pas un sujet auquel la direction accorde de l’importance ni sur lequel elle mobilise de l’argent, du temps et des moyens humains. Certains postes ont d’emblée été étiquetés comme non télétravaillables. »

Seuls 25% des agents administratifs télétravaillent, soit 50% des personnels éligibles au travail à distance. « Le télétravail est perçu comme une concession d’avantages aux agents, une politique sociale très, voire trop, généreuse, des ‘’vacances’’ ou des prétextes utilisé par certains, et surtout certaines, pour garder leurs enfants à la maison. On note notamment à cet égard une suspicion sur le télétravail le mercredi. »

Le télétravail au cœur des jeux de pouvoir en entreprise

Dans cet organisme, le cadre du télétravail est très rigide avec des horaires, des jours et des lieux fixes et un critère d’ancienneté pour pouvoir y prétendre. « Le discours de délégitimation du télétravail a été intégré par les collaborateurs et créé une forme d’inhibition et d’autocensure chez eux. Il tend aussi à renforcer les inégalités hiérarchiques d’accès au télétravail (les catégories C y ont moins accès que ceux des catégories A et B) et les inégalités de genre (les femmes y ont plus recours que les hommes) », constate Gabrielle Schütz.

« Le télétravail est pris dans des jeux de pouvoir. C’est un moyen d’asseoir le pouvoir de direction d’entreprise et de valoriser la fonction RH », conclut Marianne Legagneur. Les conditions d’accès au télétravail sont donc bien plus complexes qu’il n’y paraît. Au-delà de la définition des postes éligibles se posent des questions clés liées à l’organisation du télétravail : quels sont les objectifs de celui-ci ? Quel sens lui donner ? Selon quelles modalités l’organiser ? Quelles répercussions pour les collaborateurs en télétravail ? Autant de thèmes qui peuvent être abordés au sein de votre accord ou de votre charte de télétravail.

Bien s’équiper pour bien recruter