Entreprises : quelles solutions pour lutter contre la Grande Démission en France ?

Phénomène observé aux Etats-Unis depuis le printemps 2021, l’augmentation rapide du nombre de démissions concerne également les entreprises françaises.

La Grande Démission touche également la France, à un degré moindre qu'outre-Atlantique.
La Grande Démission touche également la France, à un degré moindre qu'outre-Atlantique. © aleutie/stock adobe.com

Après un effondrement du nombre de démissions en 2020, les Etats-Unis ont connu, en 2021, quatre pics de démissions, en avril, août, septembre et novembre. Le dernier d’entre eux est le plus important, avec 4,5 millions de démissions selon le Bureau of Labor Statistics. Un record depuis 2001, année depuis laquelle les Etats-Unis disposent de statistiques à ce sujet.

Baptisée Grande Démission, cette vague a largement déferlé sur les secteurs de l’hôtellerie-restauration, du commerce, de la culture et des loisirs.

Comment expliquer l’ampleur de ce phénomène ?

Il faut d’abord rappeler que le taux de démission est fortement lié à la conjoncture économique : « C’est une variable cyclique, qui évolue en fonction du taux de chômage : si ce dernier est élevé, le taux de démission est bas et inversement. Cela se comprend facilement : quand il y a beaucoup de chômeurs, les salariés préfèrent garder leur emploi. Au contraire, quand le marché du travail est dynamique, voire qu’il y a des tensions de recrutement, on se dit qu’on prend moins de risques si on démissionne car on retrouvera du travail plus facilement », explique Christophe Blot, économiste à l’OFCE, spécialiste du marché américain.

Avec un taux de chômage bas, autour de 4,2% actuellement, et qui continue de baisser, le taux de démission aux Etats-Unis tend donc logiquement à augmenter. « Ce qui est plus exceptionnel c’est l’ampleur de la hausse. Ce surplus de démissions aurait plusieurs origines, note l’économiste. D’abord une prise de conscience de certains professionnels de l’hébergement/restauration, de la santé ou des services à la personne que leur santé était particulièrement exposée du fait de leurs interactions avec le public pendant la pandémie. Ces travailleurs ont compris que leur salaire et leurs conditions de travail ne s’amélioreraient pas immédiatement malgré le risque encouru et ont préféré quitter leur emploi. Autre facteur, sans doute plus marginal : certains actifs, et surtout des femmes, ont dû se retirer du marché du travail pour garder leurs enfants. »

« On peut aussi imaginer que ce taux exceptionnellement élevé soit lié aux aides versées aux ménages américains. Certains ont bénéficié de chèques importants et d’aides exceptionnelles (allocation chômage supplémentaire) qui ont pu les inciter à démissionner d’un emploi. Potentiellement, ce taux de démission ne dit pas que les individus ne sont plus en emploi. Certaines personnes pouvaient avoir deux emplois, a priori plutôt précaires, et ont choisi d’en quitter car les aides reçues leur permettaient de vivre », poursuit Christophe Blot.

A cela s’ajoute un effet de rattrapage : « Les salariés se sont retenus de démissionner au début de la crise avec un réel effondrement des démissions en 2020. A partir du jour où les perspectives ont été meilleures, à la faveur du développement de la vaccination, de la fin des confinements et de la reprise de l’activité économique, les comportements de démission sont remontés en flèche », décrypte Héloïse Petit, économiste du travail au CNAM-CEET, spécialiste des mouvements sur le marché du travail.

Peut-on parler de Grande Démission en France ?

D’après les derniers chiffres de la Dares, en France, le nombre de démissions en CDI s’est accéléré au second trimestre 2021, se situant respectivement en juin et juillet 2021, 10,4 et 19,4% au-dessus des niveaux observés deux ans auparavant. Mais peut-on pour autant parler de Grande Démission ?

« Comme le marché américain, le marché de l’emploi français, est sensible aux effets de cycle conjoncturel, avec un taux de chômage à 8,1% qui devrait refluer pour atteindre 7,6% à l’été 2022, selon les projections de l’Insee, et aux effets de rattrapage, avec une prévision de croissance de 3,6% de la Banque de France. Mais, en France, les mouvements cycliques du marché du travail sont moins marqués qu’aux Etats-Unis, commente Héloïse Petit. Face aux crises, le marché du travail américain connaît des fluctuations plus intenses d’augmentation et de recul du chômage. On l’a vu avec la crise des subprimes en 2008 et on le voit aujourd’hui avec la pandémie de Covid-19. Aux Etats-Unis, il y a aussi énormément de variations du taux d’activité : lorsque la conjoncture devient mauvaise, de nombreuses personnes sortent du marché du travail et ne recherchent plus activement un emploi, ce qui fait une différence notable par rapport à la France. En France, observer les variations cycliques du taux de chômage nous permet de commenter l’évolution du nombre de chômeurs. Aux Etats-Unis, il faut aussi avoir en tête que le dénominateur, la part de population active, peut évoluer rapidement. L’ajustement de l’emploi en entreprise se fait vite mais l’ajustement de la population active se fait aussi rapidement pour plusieurs raisons culturelles et institutionnelles : politiques d’indemnisation du chômage, d’accès à l’emploi ou à la formation. »

Autre élément de comparaison à avoir à l’esprit, le marché du travail est moins flexible en France qu’outre-Atlantique : « Les employeurs américains peuvent très facilement se séparer de leurs collaborateurs et eux-mêmes peuvent quitter leur emploi du jour au lendemain. En France, le turnover des salariés en CDI est plus faible car il existe des barrières institutionnelles et psychologiques à la démission », analyse Christophe Blot.

Même si elle est moins marquée qu’aux Etats-Unis, cette hausse des démissions semble donc avoir gagné la France, et en premier lieu les salariés ayant connu au cours des précédents mois une période de chômage partiel, révèle la dernière enquête de la Dares. « Il s’agit de ceux qui ont senti ou anticipé une faille dans leur situation professionnelle ou celle de leur entreprise », commente Héloïse Petit.

Spécificité française : ce mouvement se double d’une non reprise des CDD, dans des secteurs qui ont énormément recours à ce type de contrat : l’hôtellerie-restauration, l’accueil, le tourisme, l’agriculture…

Quelle est la marge de manœuvre des entreprises pour limiter ce mouvement ?

Du point de vue d’Héloïse Petit, la rémunération demeure un levier d’attraction puissant pour les secteurs touchés par ces démissions et non reprises des CDD : « Dans le cadre des négociations obligatoires annuelles (NAO), les entreprises vont devoir réfléchir à une revalorisation de leurs salaires. Un premier accord vient d’être trouvé par les professionnels de l’hôtellerie-restauration, mais l’enjeu se situe au-delà. Il faut également travailler sur les conditions de travail. »

Les données récoltées par des chercheurs du MIT viennent corroborer ces propos. Selon eux, ce ne sont pas les salaires qui entrent le plus en compte dans le choix des actifs de quitter leur entreprise mais cinq autres facteurs :

  • Une culture d’entreprise toxique, en particulier, un manque de promotion de la diversité, de l’égalité professionnelle et de l’inclusion, et des comportements irrespectueux à l’égard des salariés ;
  • La précarité de l’emploi occupé ;
  • Une injonction excessive à innover qui peut peser sur certains les conduisant au burn out ;
  • Un manque de reconnaissance du travail effectué ;
  • Une mauvaise gestion de la pandémie.

Pour se rendre attractives aux yeux des collaborateurs, les entreprises vont donc devoir améliorer les conditions d’emploi, « en adaptant les horaires, les temps de travail », suggère la chercheuse : « Elles peuvent, par exemple, restreindre le nombre de jours d’emploi par salarié, ne plus les faire travailler quelques heures par jour 7j/7, comme ça peut être le cas dans la restauration. Des alternatives existent : encourager les groupements d’employeurs ou assigner plusieurs tâches différentes à un même salarié. »

Elle encourage aussi les équipes RH à « imaginer des nouveaux contours à certains métiers » : « C’est très vrai pour les personnels d’entretien ou d’aide à la personne : diversifier les tâches et associer plusieurs fonctions permettrait de valoriser leur travail. » Citant les travaux se son collègue, François-Xavier Devetter, elle invite, par exemple, « à développer la polyvalence chez les agents d’entretien : en plus du nettoyage, ils peuvent être chargés de l’accueil ou de la restauration. Cela leur permet d’avoir un autre statut social et une autre représentation d’eux-mêmes. »

Enfin, les RH doivent être, plus que jamais, attentifs aux souhaits d’évolution professionnelle et aux besoins de formation de leurs collaborateurs : « Les employeurs ont parfois trop tendance à tenir pour acquise la solidarité inconditionnelle des salariés avec le projet d’entreprise, constate Héloïse Petit. Or, pour maintenir ou renforcer cet attachement à l’entreprise, il faut faire en sorte que l’intérêt commun de l’entreprise soit aussi fait des intérêts individuels de ses collaborateurs. C’est un défi de taille, car les aspirations individuelles sont nombreuses et parfois divergentes, mais c’est un investissement qui en vaut la peine. »

Quelles issues possibles ?

« Ce phénomène est-il temporaire ou non ? Il est trop tôt pour le dire, estime l’économiste de l’OFCE. S’il se résorbe, la crise sanitaire n’aura pas forcément une grande incidence sur les marchés du travail américain et français. Mais, si le taux de démission demeure élevé, les difficultés de recrutement vont persister. »

Selon Anthony Klotz, le professeur américain à l’origine de l’expression « Great Resignation », cette tendance devrait se poursuivre, dans une moindre mesure, cette année. « Il ne s’agit pas simplement de chercher un autre emploi ou de quitter son entreprise, mais bien de prendre en main son travail et sa vie personnelle en prenant une grande décision : démissionner. Nous vivons un moment d’empowerment des travailleurs qui va se poursuivre en 2022 », confie-t-il à CNBE Make It.

« Le scenario optimiste de sortie de crise serait celui d’une amélioration durable des conditions d’emploi et des niveaux de rémunération et l’issue pessimiste serait de garder la trajectoire précédente avec des salaires parfois doublés par l’inflation, comme ce fut le cas en 2018 », résume Héloïse Petit.

Bien s’équiper pour bien recruter