« La notion de talents en entreprise est floue et ambiguë »
Dans le monde du travail, le terme de « talents » est-il élitiste ou inclusif ? Une étude de l’EM Normandie se penche sur les différentes perceptions de cette notion.

« Guerre des talents », « gestion des talents », « Talent Acquisition Manager » … Le « talent » est omniprésent dans le champ lexical RH. Mais, qu’est-ce qu’un talent, au juste, dans le monde de l’entreprise ? Une personne très diplômée, douée d’un don rare, ou un collaborateur doté d’un potentiel à cultiver ? Deux perceptions, celles des cadres et celles de RH, coexistent, dans l’étude réalisée par la chaire Compétences, employabilité et décisions RH de l’EM Normandie*. Le professeur en gestion des ressources humaines Jean Pralong revient sur cette dichotomie.
Pourquoi avoir décidé de vous intéresser aux « talents » ?
Jean Pralong : Après une intense période de recrutement, on amorce une accalmie dans un contexte de croissance atone. Ces collaborateurs que les entreprises ont recrutés, elles doivent à présent les garder, on entre donc dans une séquence de gestion des talents. Sauf que cette notion de talents est floue et ambiguë, elle n’a pas la même signification pour tous.
Comment ce terme a-t-il fait irruption dans la sphère RH ?
J.P : Le cabinet McKinsey est le seul à avoir fait un effort de définition du terme dans les années 1990, aux Etats-Unis. Sa conception du talent est très élitiste : une personne stratégique, indispensable à la performance de l’entreprise, celle sur laquelle il faut investir.
En France, il y a eu deux époques. D’abord, la mode des Program Talent au début des années 2000 : les grandes entreprises ont développé des parcours de formation destinés à une élite. Elles dirigeaient vingt ou trente salariés, triés sur le volet, vers des universités d’entreprise très haut de gamme.
Puis, ces grands groupes se sont rendu compte que cela n’empêchait pas les gens de partir. Ça avait même souvent l’effet inverse : les collaborateurs mettaient sur leurs réseaux professionnels qu’ils avaient participé à tel ou tel programme et étaient chassés par d’autres entreprises. Ce phénomène créait aussi des ségrégations dans l’entreprise, car on envoyait comme message à ceux qui n’étaient pas sélectionnés : « Vous n’êtes pas au niveau » .
Cette philosophie du « malheur aux vaincus » passe bien dans la culture américaine, mais pas en France, où le principe d’équité est très important.
Quelle définition du talent prévaut aujourd’hui chez les recruteurs et les dirigeants ?
J.P : Progressivement et implicitement, du côté des RH, il y a eu une démocratisation de l’idée de talent : c’est n’importe quel collaborateur qui travaille bien.
Les collaborateurs ont-ils la même perception ?
J.P : Les cadres que nous avons interrogés décrivent plutôt comme talents des personnes jeunes, très diplômées, qui se trouvent souvent dans l’entreprise d’en face. Il s’agit du candidat idéal, au parcours prestigieux et sans tâche. Leur définition rejoint celle de McKinsey.
Comment expliquer un tel décalage ?
J.P : On peut y voir la persistance dans la culture française du prestige accordé aux grandes écoles. Depuis le collège, on nous filtre pour entrer en seconde, puis en prépa, puis en grande école. Tout le monde est major de Polytechnique « moins quelque chose ». Cette culture du classement est très présente dans la formation.
Le monde de l’entreprise est, lui aussi, façonné par la sélection et le classement, avec une hiérarchie verticale très présente. Les collaborateurs se demandent jusqu’où ils vont pouvoir grimper dans la pyramide. Mais, au fur et à mesure que la digitalisation avance et que de nouveaux business model émergent, on s’éloigne de la vision industrielle traditionnelle : des dirigeants qui établissent la stratégie, des ingénieurs qui conçoivent et des ouvriers qui produisent. Qui sont aujourd’hui les actifs stratégiques d’une grande boîte de la Tech, ceux qui créent le plus de valeur ? Les développeurs. Or, ils ne se trouvent pas en haut de la pyramide.
Comment les RH peuvent-elles contribuer à réconcilier ces deux approches du « talent » ?
J.P : En substituant « compétences » à « talent », tout devient beaucoup plus clair. Parce que les compétences se nomment, se mesurent, se développent. C’est moins le cas du « talent », qui est plus figé. Si on remonte à la Bible et à la parabole du talent, il s’agit d’un don avec lequel on naît. Le « talent » fait également référence au monde artistique, élitiste par excellence. Chez les artistes, il n’y a pas de classe moyenne : les musiciens sont solistes internationaux ou intermittents du spectacle.
La bonne question qu’un RH peut se poser : qu’est-ce qui relève de l’individu et qu’est-ce qui relève des dynamiques collectives ? Le terme de « talent » est très psychologisant : il définit des caractéristiques propres à l’individu. Or, qu’est-ce qui rend une entreprise talentueuse ? Sans doute davantage des équipes talentueuses que des collaborateurs talentueux. La mission des RH, en collaboration avec les managers, est de faire travailler les gens ensemble, de les aider à articuler leurs compétences.
Il faut également réfléchir à la manière d’évaluer ces compétences. La plupart des outils RH sont très individualisant : entretien annuel, entretien professionnel, objectifs individuels… On peut envisager des méthodes d’évaluation qui prennent davantage en compte les contributions collectives.
* « Talents d’Achille : pourquoi les cadres ne croient pas en leur talent », étude réalisée par la chaire Compétences, employabilité et décisions RH de l’EM Normandie et publiée le 13 novembre.