« Le harcèlement et les discriminations sexistes brisent la carrière des femmes »
L’avocate Elise Fabing relaie des récits de femmes en souffrance au travail. Une mise en lumière pour mieux lutter contre des situations intolérables.
« A en croire certains polémistes, dénoncer le harcèlement au travail serait accuser tout le monde et risquer de briser les carrières d’innocents. Pour l’instant, le harcèlement et les discriminations sexistes brisent, de fait, pour une écrasante majorité, celle des femmes. »
En publiant Ça commence avec la boule au ventre*, l’avocate Elise Fabing, spécialisée dans la défense des salariées et des salariés, souhaite lever le tabou de la souffrance des femmes au travail. Celle qui se définit comme une « vendeuse de silence », car 80% de ses dossiers se transigent et ne passent donc pas par la case du procès, a écrit ce livre pour « être le porte-voix de ses clientes et dénoncer l’injustice de ces auteurs de violences qui restent en poste ».
« Mes clients sont encore majoritairement des hommes, car les hommes qui subissent un préjudice prennent plus facilement un avocat que les femmes. Celles qui me sollicitent sont souvent terrorisées. Ce sont, en grande partie, des femmes qui occupaient des postes prestigieux et qui ont vécu un enfer au travail. Je me demande souvent comment de telles femmes en arrivent à douter d’elles-mêmes. »
Convaincue que « l’entreprise a un rôle énorme à jouer dans l’émancipation des femmes », elle livre des clés aux employeurs pour prévenir ces situations de discrimination et de harcèlement et réagir de la meilleure des manières à cette violence.
L’égalité salariale, un combat pas encore gagné
L’histoire d’Emmanuelle est celle de nombreuses autres femmes qui s’investissent corps et âme dans leur métier, parce qu’elles s’y sentent utiles, sans compter leurs heures. Au bout de cinq ans d’expérience couronnée de succès au sein d’une association, elle brigue le poste de directrice du centre de Lyon. Elle se renseigne alors sur le salaire de l’un de ses futurs homologues masculins et prévoit d’aligner ses propres prétentions salariales dessus. Réponse de son patron : « Mais tu te prends pour qui, au juste ? ».
Emmanuelle n’avait pas négocié son salaire à l’embauche, elle n’était « pas là pour l’argent ». Comment lutter contre les différentiels de rémunération femmes et hommes à poste et compétences égales ? « D’abord en rendant les grilles salariales plus transparentes et en arrêtant de proposer des salaires différents à l’embauche aux hommes et aux femmes », avance Elise Fabing, qui voit d’un bon œil la prochaine transposition en droit français de la directive européenne sur la transparence des salaires.
« Le nouveau message semblait clair : ‘ Tu as un gros salaire, pour une femme.' »
Et si on se rend compte a posteriori d’un tel écart ? « En pratiquant des mesures de rattrapage salarial proportionnées, pour l’avocate. A chaque changement de poste, il faut également réévaluer la situation particulière de chaque collaboratrice et de chaque collaborateur. »
Si la loi Rixain a imposé des quotas de femmes au sein des instances dirigeantes des entreprises, Elise Fabing dénonce le fait que ces promotions ne soient pas systématiquement accompagnées d’une augmentation de salaire, comme le souligne l’exemple de Carole. Entrée au comex, la directrice commerciale apprend, un jour, qu’un collègue avec moins de responsabilités qu’elle gagne 30% de plus qu’elle. Elle exige alors une revalorisation salariale, la direction brandit d’abord la menace d’un licenciement, avant de daigner lui octroyer une minuscule augmentation. « Le nouveau message semblait clair : ‘’Nous t’avons laissée grimper les échelons, estime-toi heureuse d’arrivée ici, au comex. Tu as un gros salaire, pour une femme’’ », décrit Elise Fabing.
« Les victimes de harcèlement ont besoin d’être crues »
Sous couvert d’humour salace, certains hommes entretiennent un climat très malsain au travail, difficilement supportable pour les femmes, principales cibles de ces comportements déplacés. Jusqu’au jour où elles craquent. C’est le cas de Julie, en proie à un syndrome anxio-dépressif depuis un an, après avoir subi plusieurs provocations et blagues obscènes au sein d’une start-up dirigée par un homme se déclarant « fan de pornographie ».
Pour Elise Fabing, l’éducation des entreprises sur les sujets de harcèlement est encore à faire : « Elles doivent se poser collectivement la question de la réaction à avoir en cas d’alerte. L’idéal est de mener une enquête dont l’impartialité et la confidentialité des témoignages seront garanties par l’appel à une structure extérieure, sans lien avec l’entreprise. Personnellement, j’ai déjà été sollicitée pour faire une enquête sur des faits de harcèlement sous supervision du DRH. J’ai refusé, considérant que la parole ne serait alors pas libre et que de nombreux salariés refuseraient de témoigner. »
« Rien de pire pour une femme que de se retrouver face à son agresseur à la machine à café, alors qu’elle vient de signaler les faits. »
L’avocate rappelle aussi l’importance d’apporter une réponse immédiate aux victimes : « Il faut installer un climat de confiance, qui fait que les collaborateurs savent qu’ils peuvent compter sur leurs RH en cas de problème. Les victimes ont besoin d’être reçues par le DRH rapidement, entendues et crues. L’entreprise doit également les protéger en prenant des mesures immédiates d’éloignement des auteurs : rien de pire pour une femme que de se retrouver face à son agresseur à la machine à café, alors qu’elle vient de signaler les faits. »
« Il est urgent pour les directions des ressources humaines d’arrêter de fermer les yeux, et aussi de mieux protéger ceux qui dénoncent des faits de harcèlement, écrit aussi Elise Fabing. Il ne faut plus, en revanche, protéger ceux qui font du mal, au motif que leurs performances professionnelles sont excellentes ou qu’il coûterait trop cher de se séparer d’eux. »
L’impact de la maternité sur la carrière des femmes
Trouver son bureau occupé par une stagiaire, être privée de son ordinateur, découvrir que ses dossiers ont été réattribués à des N-1, voir sa prime de performance annuelle considérablement rabotée : voilà les mauvaises surprises vécues par Laure à son retour de congé maternité. Mais ce n’est pas tout, sa hiérarchie la met à rude épreuve : réunions décalées à 19h, boucles de mails qui tournent sans elle, dîners trimestriels organisés sans elle avec ses clients…
« Ce genre d’attitude managériale n’a souvent qu’un but, provoquer le départ de la salariée, ou tout du moins la pousser à se poser sans cesse une interrogation : ‘’Comment faire comme avant ?’’ », écrit l’avocate. Avec, parfois, comme issue, un passage à temps partiel ou une démission. En 2021, 49% des mères déclaraient que la naissance de leur premier enfant avait eu une ou plusieurs incidences sur leur emploi. Un chiffre qui atteint 66% au moment de l’arrivée d’un second enfant. Contre 14% des pères, quel que soit leur nombre d’enfants, selon les données du Céreq.
Comment les employeurs peuvent-ils éviter ce décrochage ? « Déjà en respectant la loi, souligne Elise Fabing. En garantissant le retour à un poste équivalent aux collaboratrices revenant de congé maternité et une augmentation à la hauteur de celles qui ont été attribuées aux salariés de la même catégorie pendant leur absence. Il faut aussi accompagner ces jeunes mères, qui sont nombreuses à appréhender leur retour au travail. Les RH et les managers doivent organiser cette reprise avec pédagogie et bienveillance et être à l’écoute des besoins de la salariée. »
La double discrimination des femmes seniores
« Les contentieux liés à des cas de discrimination de femmes seniores au travail représentent une part croissante des dossiers que nous traitons au cabinet », constate l’avocate. Un chiffre qui pourrait augmenter encore dans les prochaines années, avec la réduction de la durée d’indemnisation des demandeurs d’emploi, induite par la réforme de France Travail, et le recul de l’âge légal de départ à la retraite.
Les femmes touchent une retraite moyenne inférieure de 28% à celles des hommes.
L’histoire de Françoise est emblématique de cette mise à l’écart des femmes de plus de 50 ans : assistante de direction depuis trente ans, dont vingt-quatre ans au sein de la même entreprise, son retour après son traitement pour un cancer du sein est difficile. Quelques temps après, sa DRH la convoque pour lui proposer une rupture conventionnelle. « Sans diplôme, c’est certain, Françoise ne retrouvera pas facilement du travail. Elle le sait. Elle craignait ce moment mais elle n’imaginait pas sa violence. Impossible pour elle de recroiser ce chef qui lui a tiré une balle dans le dos alors qu’elle est à son service depuis dix ans », relate Elise Fabing.
« Il faut lutter contre la placardisation voire la désinsertion professionnelle des femmes seniores, qui sont énormément discriminées au moment de la ménopause », fait valoir Elise Fabing, qui rappelle que les femmes touchent une retraite moyenne inférieure de 28% à celles des hommes en 2023, selon les données de la Cour des Comptes. Triste conséquence d’une cascade de facteurs qui creusent les inégalités femmes-hommes : orientation des femmes vers des métiers aux salaires plus faibles, interruptions de carrière liées à la maternité, possibilités d’évolution professionnelles limitées et écarts salariaux persistants.
*Ça commence avec la boule au ventre, d’Elise Fabing en collaboration avec Jules Thomas, éditions Les Arènes, avril 2024