« La finalité du travail doit être de répondre à nos besoins essentiels »
Entretien avec la sociologue Julia Posca, autrice de « Travailler moins ne suffit pas ».

Votre livre* s’ouvre sur l’histoire tragique d’un jeune stagiaire dans une grande banque de la City qui succombe d’une crise d’épilepsie après avoir travaillé trois jours et trois nuits d’affilée sans dormir. Pourquoi avoir choisi cette accroche et que dit-elle de notre monde du travail ?
Julia Posca : Cet épisode tragique et extrême nous ramène à l’idée que, dans les sociétés capitalistes, le travail est un moyen, une ressource parfois utilisée pour poursuivre le profit à tout prix. Cette conception est à l’origine d’une foule de problèmes qu’on observe dans le monde du travail, qu’ils soient liés aux conditions de travail mais aussi à la nature des emplois occupés. Cette histoire permet de camper le sujet : la semaine de travail doit avoir des limites. Historiquement, les employeurs ont eu tendance à vouloir étendre cette semaine de travail. Les travailleurs sont alors entrés en lutte pour réduire l’emprise des employeurs sur le temps de travail.
Si trop de travail tue, réduire sa durée contribue-t-il à améliorer significativement la qualité de vie des individus ?
J.P : Travailler moins comporte de nombreux bienfaits : la réduction de la durée hebdomadaire du travail et l’instauration de congés payés ont montré qu’avoir plus de temps pour se reposer améliore la santé des travailleurs et fait baisser leur niveau de stress. Cela renforce aussi la qualité des relations sociales, en permettant aux actifs de consacrer plus de temps à leurs proches.
Côté entreprise, la réduction du temps de travail rend les salariés plus engagés, plus motivés, plus performants et réduit l’absentéisme et le nombre de jours de congés maladie. Cela explique, probablement, que de plus en plus d’entreprises et de gouvernements, de par le monde, décident d’expérimenter la semaine de quatre jours.
Quel regard portez-vous sur la proposition du Premier ministre français de généraliser la semaine de 4 jours, sans réduction du temps de travail, au sein des ministères ?
J.P : La semaine de quatre jours est une piste intéressante et très populaire dans l’opinion publique. Cette annonce prouve que le gouvernement français entend les préoccupations de sa population. Mais, à mon sens, comprimer une semaine de cinq jours en quatre montre une incompréhension des bienfaits de la réduction du temps de travail. Cette prise de position témoigne de la prégnance de l’idéologie de la performance au travail : travailler moins longtemps se traduirait par une productivité moindre et moins de richesses. On le voit, en France, avec la réforme des retraites qui pousse les gens à travailler plus longtemps pour pouvoir bénéficier d’une retraite à taux plein.
Vous citez le philosophe Jean Viard qui a calculé que l’on consacre, aujourd’hui, 10% de notre existence au travail, contre 40% au début du XXe siècle. Est-on plus heureux pour autant ?
J.P : Ça dépend de l’utilisation que l’on fait de ce temps libre supplémentaire. Ce qu’on constate c’est qu’il est aujourd’hui majoritairement alloué à la consommation ou aux écrans. Peut-on encore parler de « liberté » ? C’est important de mener de front réflexion sur le travail et sur la société de consommation. Le temps libre est « contaminé » par cette exigence de consommer qui est au cœur de la croissance de notre économie. Si on fait juste travailler moins pour consommer plus, d’un point de vue environnemental et sociétal, cela pose problème.
Si on produisait des biens plus durables, si on avait une réelle économie du partage, on aurait moins besoin de consommer et on pourrait passer plus de temps avec nos proches, s’investir davantage dans nos communautés, créer des œuvres…
Comment l’omniprésence du sujet du temps de travail dans le débat public, depuis de nombreuses années, a-t-elle fait passer au second plan le questionnement sur le contenu du travail en lui-même ?
J.P : La question de la durée du travail, elle-même, est longtemps restée secondaire – bien que fondamentale – dans l’histoire du mouvement ouvrier, derrière les sujets des salaires et de la sécurité des emplois. Elle s’est imposée à certains moments dans le débat public, par exemple lorsque les femmes ont pris une place plus importante dans le monde du travail, avec le sujet de l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle. Face à ces urgences, les enjeux liés aux finalités du travail et de l’économie ont eu tendance à être laissés de côté par les travailleurs et les syndicats. Mais aujourd’hui, dans un contexte de baisse du chômage, ces questions redeviennent d’actualité.
Je pense qu’il faut profiter de la discussion sur le lien entre le temps de travail et la qualité de vie au travail pour s’interroger sur les autres critères d’amélioration du travail. La pandémie a remis sur le devant de la scène la question du sens au travail et de la valorisation des métiers dits essentiels. C’est dans cette direction qu’il faut aller.
Par où commencer si l’on veut repenser la nature du travail pour améliorer le bien-être des travailleurs ? Et comment les entreprises peuvent-elles participer à ce mouvement ?
J.P : Il faut remettre en question l’idée que créer des emplois est forcément positif. Et se demander plutôt : quel type d’emplois doit-on créer ? Et pour répondre à quels besoins ? Le coeur du problème est la question du pouvoir, qui est très concentré dans les entreprises traditionnelles. Le point de vue des travailleurs et des travailleuses est peu sollicité alors qu’ils sont bien placés pour définir le contenu et à la finalité du travail. Les entreprises devraient également davantage associer les communautés auxquelles elles proposent leurs produits et leurs services à leurs prises de décision.
Vous récusez le terme de « pénurie de main-d’œuvre » dans les secteurs en tension. De quoi devrait-on plutôt parler, selon vous, et à quoi sont dues ces difficultés de recrutement ?
J.P : Par « pénurie », on accrédite l’idée qu’il y a une rareté de la main-d’œuvre. C’est peut-être le cas pour des postes très qualifiés. Mais, pour une majorité de ces métiers en tension, la main-d’œuvre formée existe. Le nœud du problème se situe davantage du côté du manque d’attractivité de ces métiers, du fait de conditions de travail dégradées, comme dans les secteurs de l’hébergement ou de la restauration, du commerce de détail, de la santé, de l’éducation. Les travailleurs et notamment les travailleuses, car ce sont des domaines fortement féminisés, n’exercent souvent pas longtemps ces métiers.
Vous appelez les entreprises à revoir leurs modes de production à l’aune de normes sociales et environnementales. Comment définir ces normes et à quelle échelle ?
J.P : Pour que l’économie soit plus durable, il faut l’encadrer par des normes sociales et environnementales plus strictes. Alors qu’aujourd’hui, on a le sentiment que certaines lois sont votées pour accommoder les entreprises. C’est le cas aujourd’hui avec les entreprises de la filière batterie, au Québec, que le gouvernement accompagne, malgré le fait qu’elle soit peu respectueuse des limites planétaires. Il faut aussi produire dans des conditions acceptables pour les travailleurs et les travailleuses. Dans les pays du Nord, on a accompli des progrès considérables, mais il faut s’assurer qu’on ne revienne pas en arrière. Comme ça pu être le cas récemment, au Québec, avec l’embauche de mineurs pour effectuer de petits boulots et pallier les difficultés de recrutement. Idéalement, il faudrait imposer des standards internationaux contraignants pour préserver les droits des travailleurs.
Que représente, pour vous, un futur souhaitable pour le travail ?
J.P : Si l’on s’intéresse à différentes sociétés et époques, il y a toujours eu du travail dans nos sociétés, et il y en aura toujours. Même si son organisation a changé selon le contexte et les impératifs auxquels il est subordonné. Le travail définit toute activité humaine destinée à répondre à nos besoins. Un futur souhaitable pour le travail serait une économie où la priorité est donnée à la réponse aux besoins essentiels et aux conditions dans lesquelles ce travail est réalisé. Un schéma où les travailleurs et les travailleuses pourraient, en toute autonomie, participer à la définition des termes de leur travail. Mais aussi un travail qui ne mettrait pas en péril nos conditions de vie sur terre. C’est un objectif ambitieux, mais on n’a pas d’autre choix.
*Travailler moins ne suffit pas de Julia Posca, Ecosociété, 144 p.