Égalité professionnelle : 8 questions que vous ne vous étiez jamais posées (et nous non plus)

…avant de lire « Le Deuxième Corps » de Karen Messing !

Dans les hôpitaux québecois, les personnels d'entretien se voyait attribuer des tâches différentes en fonction de leur genre.
Dans les hôpitaux québecois, les personnels d'entretien se voyait attribuer des tâches différentes en fonction de leur genre. © nimito/stock adobe.com

Ergonome et généticienne canadienne, Karen Messing a constaté que « des travailleuses pouvaient être pénalisées par des interventions répondant à un idéal féministe pourtant tout à fait légitime : minimiser voire occulter les différences biologiques liées au sexe ayant une incidence sur le sort des travailleuses ».

Mais, comment faire lorsque ces femmes travaillent dans un milieu, dans des tenues et avec des équipements qui ont été pensés par et pour les hommes ? Faut-il renoncer, au nom de l’égalité professionnelle et souvent au détriment de leur santé, à adapter leur environnement de travail ?

Ce questionnement est au cœur de l’ouvrage Le Deuxième Corps- Femmes au travail, de la honte à la solidarité, publié par la chercheuse en 2022. À travers ce livre, documenté par de nombreuses enquêtes de terrain, basées sur l’observation des travailleuses et des travailleurs (professionnels de santé, caissiers, ouvriers, techniciens en télécommunication …), Karen Messing a souhaité mettre en lumière « la nécessité d’adapter le milieu de travail au corps des femmes – plutôt que systématiquement le contraire – ainsi que la responsabilité des employeurs à cet égard ».

Avec elle, nous nous posons huit questions essentielles pour mieux comprendre comment articuler égalité professionnelle et santé des femmes au travail.

1. Les différences biologiques entre femmes et hommes justifient-elles une division genrée des tâches ?

« Sur le marché du travail, le corps des femmes est souvent considéré comme le ‘’deuxième corps’’ : différent, anormal, inférieur en taille et en force », note l’ergonome. Le milieu de travail, la tenue de travail et le matériel utilisé ont été définis selon le gabarit de l’homme moyen. C’est le cas, par exemple, des échelles trop longues et trop lourdes utilisées par des techniciennes en communication chargées d’installer des lignes téléphoniques.

Plutôt que d’adapter l’environnement de travail aux femmes, certains employeurs ont fait le choix d’assigner certaines tâches aux femmes et d’autres aux hommes. Comme pour le personnel de nettoyage des hôpitaux québécois : aux femmes les « travaux légers » (époussetage du mobilier, récurage des toilettes…), aux hommes les « travaux lourds » (lavage et cirage des planchers, passage d’aspirateur), ces derniers travaux étant mieux rémunérés.

L’équipe de recherche a alors suggéré aux hôpitaux de fusionner ces emplois en un même poste. Si ce changement s’est traduit par des bénéfices pour les femmes, en termes d’augmentation de salaire, ces dernières n’ont pas voulu être affectées aux « travaux lourds », trop exigeants physiquement, ont déploré l’augmentation du nombre d’accidents du travail à cause d’un matériel inadapté à leur gabarit et ont constaté qu’une division genrée du travail persistait.

2. Est-il préférable de gommer les différences biologiques femmes-hommes pour renforcer l’égalité professionnelle ?

« Parfois, il est utile de mettre l’accent sur les différences femmes-hommes, lors de la conception de vêtements, d’outils et d’équipements, par exemple. Mais, dans d’autres cas, il est utile de démontrer que la performance des femmes et des hommes est comparable si on ajuste les résultats en fonction de la taille ou de la morphologie. Enfin, peu importe l’objet de recherche, il est essentiel de veiller à ne pas renforcer ni entériner les stéréotypes liés au sexe ou au genre », conseille Karen Messing.

3. Pourquoi les femmes ont-elles du mal à admettre l’existence des problèmes physiques ou sociaux qu’elles rencontrent au travail ?

D’abord et avant tout par mesure de protection, parce qu’elles craignent que toute remarque en ce sens n’ouvre la porte à des blagues sexistes, à des remarques humiliantes, voire à des agressions sexuelles ou des discriminations. Certaines femmes sont convaincues qu’elles doivent se comporter comme les hommes pour être traitées sur un pied d’égalité avec eux.

« J’en suis venue à comparer leur réaction à celles de victimes de viol, qui peuvent mettre des années à reconnaître les torts qu’elles ont subis parce qu’elles ont honte de ce qui s’est produit, explique la chercheuse. De même, les femmes au travail peuvent avoir l’impression que si elles se montraient plus fortes, plus intelligentes, plus gentilles (ou un peu moins gentilles), elles seraient à l’abri des agressions. Elles s’efforcent très fort d’y parvenir, jusqu’à ce qu’elles n’en puissent plus et quittent leur emploi. »

4. Pourquoi la conciliation travail-famille pénalise-t-elle bien plus souvent les femmes ?

Outre le fait qu’elles assument encore majoritairement les tâches familiales et domestiques, les femmes sont également souvent moins bien loties dans le choix de leurs horaires de travail et de leurs congés, remarque Karen Messing : « Dans de nombreux milieux de travail, les horaires sont attribués par rang d’ancienneté. Or, les hommes détiennent en moyenne plus d’ancienneté que les femmes, et les personnes plus âgées ont généralement plus d’ancienneté que leurs collègues plus jeunes. Résultat : les travailleuses avec de jeunes enfants à charge, qui ont grand besoin d’un horaire flexible ou de congés compatibles avec leurs responsabilités familiales, sont parmi les dernières à y avoir droit. »

Elle s’accorde néanmoins sur le point qu’une politique favorisant les jeunes mères porterait un grave coup à l’égalité professionnelle. C’est pourquoi elle suggère aux employeurs d’adapter l’organisation du travail afin qu’elle interfère le moins possible avec la vie personnelle de tous, en instaurant une flexibilité horaire, en réduisant le travail de nuit et de week-end ou en facilitant les soins aux enfants ou aux parents âgés, par exemple.

5. Pourquoi les femmes souffrent-elles davantage de troubles musculosquelettiques (TMS) que les hommes ?

La chercheuse observe que les femmes sont plus sujettes aux TMS que leurs collègues masculins, car elles exercent davantage de tâches répétitives :

  • décorticage et emballage de fruits de mer à l’usine, sources de douleurs aux épaules et aux bras
  • déplacement et tri rapide de petits colis pour des employées de poste, à l’origine d’épicondylites (inflammation des tendons du coude)
  • stations debout prolongées sans possibilité de s’asseoir pour des baristas, vendeuses ou réceptionnistes, en proie à des douleurs au dos, aux jambes et aux pieds…

« Les femmes ne sont pas les seules à être exposées à des tâches répétitives et à des postures inconfortables, souligne Karen Messing. Mais les tâches manuelles incombant aux hommes demandent généralement des mouvements moins rapides et moins répétitifs, quoique plus de force. Les risques rattachés à leurs tâches sont souvent plus impressionnants et causent des torts plus facilement identifiables. »

6. Pourquoi la douleur des femmes au travail n’est-elle pas davantage prise au sérieux ?

Certains maux majoritairement ou exclusivement éprouvés par des femmes ne reçoivent pas l’attention qu’ils méritent, d’après Karen Messing : « Ils sont considérés comme imaginaires (dépression, anxiété), résultats d’une faiblesse (troubles musculosquelettiques), étranges (tout ce qui touche à la grossesse ou à la ménopause) ou dégoûtants (troubles menstruels). » Ce qui conduit certains employeurs à les minimiser ou à les occulter purement et simplement.

« On nous accuse d’être trop fragiles, trop anxieuses, trop grosses ou trop vieilles, d’avoir une mauvaise posture, de nous être plutôt blessées en faisant des travaux ménagers, de ne pas faire assez d’exercice, de mal vivre notre ménopause-bref, de nous plaindre pour rien », écrit-elle plus loin.

7. Pourquoi les femmes sont-elles quasiment exclues du champ de la recherche sur la santé au travail ?

De l’avis de l’auteure, « les scientifiques craignent souvent que la mise en lumière des différences entre les sexes ne vienne renforcer les stéréotypes de genre, et donc la discrimination envers les femmes ».

Pourtant, le manque d’études scientifiques sur la santé et la sécurité des femmes au travail joue un rôle prédominant dans la non-reconnaissance de leurs maux d’origine professionnelle. Ainsi, Karen Messing dessine un cercle vicieux : cet angle mort de la recherche débouche sur une non-identification des risques, puis sur une attribution de ces maux à la « petite nature des femmes », qui entraîne en cascade une posture découragée et résignée des femmes, l’absence d’efforts spécifiques de prévention de la part de l’employeur, la non-reconnaissance des risques professionnels et, in fine, l’apparition de lésions professionnelles non indemnisées.

8. Pourquoi certains employeurs refusent-ils d’adapter l’environnement de travail, l’équipement ou le matériel aux besoins de leurs salariées ?

Si certains employeurs choisissent de fermer les yeux, c’est principalement pour ne pas s’exposer à un risque de discrimination positive et à un procès de la part de leurs employés masculins. « Au demeurant, les entreprises sont convaincues que l’égalité est déjà présente en leur sein – c’est d’ailleurs aussi l’opinion de 30% des femmes et de 50% des hommes en entreprise, si l’on en croit l’étude récente d’un syndicat », développe la chercheuse française Florence Chappert, citée dans le livre.

En outre, comme le fait remarquer Karen Messing, « tenir compte des différences liées au sexe lorsqu’il s’agit de régler la température, de choisir la taille des outils ou de fixer la hauteur des bureaux n’est pas gratuit : cela peut demander d’adapter le système de chauffage, de se procurer un éventail plus large d’outils, de choisir des bureaux ou des chaises ajustables ».

Le Deuxième Corps – Femmes au travail, de la honte à la solidarité, de Karen Messing, éditions Ecosociété

 

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