Société à mission : « Être responsable n’est plus une option pour une entreprise ! »
Le chercheur Armand Hatchuel nous explique en quoi le développement du nombre de sociétés à mission traduit une nouvelle vision de la place de l’entreprise dans la société.
La société à mission, telle qu’elle est définie par la loi PACTE de mai 2019, est une entreprise qui inscrit dans ses statuts des objectifs sociaux ou environnementaux et s’engage à mettre en place des modalités de suivi et d’évaluation de la mission qu’elle s’est assignée.
Selon l’Observatoire des entreprises à mission, on dénombre, à ce jour, 619 entreprises à mission, en France. Un chiffre en croissance exponentielle, quand on se souvient qu’elles n’étaient que 26, début 2020, puis 272, début 2021. Comment expliquer cet engouement grandissant ? Éléments de réponse avec Armand Hatchuel, professeur émérite en sciences de gestion à Mines-ParisTech, l’un des chercheurs à l’origine du statut de société à mission.
Quelle est la genèse de la société à mission ?
Armand Hatchuel : La société à mission est née dans le cadre d’une réflexion globale sur la refondation de l’entreprise, engagée par plusieurs chercheurs, après la crise de 2008, au Collège des Bernardins. Avec Blanche Segrestin, nous avons publié, en 2012, un livre, Refonder l’entreprise (Seuil) qui appelle à sortir du modèle de l’entreprise portée par la logique financière et le primat des actionnaires. Cet ouvrage montrait aussi que l’entreprise, dans l’histoire de la modernité, n’est pas qu’un agent économique. Les asymétries de pouvoir, les exploitations, l’opposition des intérêts du capital et du travail existent mais elles ont longtemps masqué le rôle de l’entreprise dans la transformation de la société.
Or, l’entreprise est aussi le lieu d’introduction de la science dans la vie quotidienne. L’entreprise a autant fabriqué la civilisation que n’importe quelle institution. Quand s’en est-on rendu compte ? Quand on a été saturés d’aliments transformés, de biens de consommation, et qu’on a vu qu’on détruisait la planète. L’originalité de notre programme de recherche est d’avoir combiné deux visions : il faut restaurer une entreprise moins actionnariale pour pouvoir la responsabiliser.
Où avez-vous puisé votre inspiration pour définir le cadre juridique de la société à mission ?
A.H. : Dès 2011, nous nous sommes intéressés aux Social Purpose Corporations (les sociétés à vocation sociale) aux États-Unis. Leur postulat : une entreprise doit avoir un « purpose », car elle est une actrice majeure de la société. Les vies des citoyens sont transformées par des entreprises qu’on souhaite davantage responsables. Cette innovation était intéressante mais elle nous est apparue trop limitée.
L’approche française a opté pour un cadre juridique plus large, celui de la « société » dans le Code civil, dans laquelle il est obligatoire, depuis la loi Pacte, de « considérer » les enjeux environnementaux et sociaux de l’entreprise. Autre point différenciant : aux États-Unis, le « purpose » n’est pas opposable par les tiers, il protège le dirigeant. La France, au contraire, a décidé de mettre en place un contrôle et des sanctions en cas de non-respect des engagements de la mission.
Ces réflexions ont inspiré le rapport Notat Senard, puis la loi PACTE de 2019 qui introduit trois nouveautés :
- Toutes les sociétés doivent désormais considérer les enjeux sociaux et environnementaux dans leur stratégie
- La notion de société à « raison d’être », qui implique d’inscrire dans ses statuts des principes sociaux et environnementaux poursuivis à moyen et à long terme par la société
- La notion de « société à mission » qui va encore plus loin : outre une raison d’être, elle implique d’inscrire dans ses statuts des objectifs sociaux ou environnementaux et de mettre en place un contrôle du respect de la mission par un comité de mission et un OTI (organisme tiers indépendant).
L’originalité de cette loi est qu’elle a été inspirée par un long travail des chercheurs et d’entreprises pionnières. Ce groupe d’acteurs s’est aussi dit que l’État, s’il avait contribué à l’entrée en vigueur de cette loi, ne ferait pas son « service après-vente », notamment parce qu’il fallait inventer sur le terrain la pratique de la loi. Ainsi a été créée la Communauté des entreprises à mission, qui s’est dotée d’un conseil scientifique, d’un observatoire, et s’est construit un réseau académique de chercheurs à travers le pays. Cette innovation législative nécessite un suivi, un cadre, un organe collectif qui puisse orienter les entreprises, répondre à leurs questions etc…
Quel premier bilan peut-on tirer, trois ans après la promulgation de la loi PACTE ?
A.H. : Il est encore un peu tôt pour tirer un bilan, pour dire si la création de ce statut a eu tous les impacts espérés. Mais ce qu’on peut dire, c’est que ce statut séduit de plus en plus d’entreprises, d’où le sérieux de son déploiement.
Est-ce que toutes les entreprises vont devenir des sociétés à mission ? Je ne peux pas le dire, je ne suis pas prophète. En revanche, être responsable n’est aujourd’hui plus une option pour une entreprise. C’est une évolution majeure : une entreprise ne se définit plus comme une organisation destinée à maximiser le profit, c’est un acteur responsable qui doit tenir compte de l’impact de son activité. Intellectuellement, nous sommes sortis du XIXe siècle !
Quelles différences principales entre une entreprise classique et une entreprise à mission ?
A.H. : La société à mission crée un régime de gouvernance contrôlée. Le comité de mission, composé d’au moins un salarié de l’entreprise, est là pour vérifier la bonne exécution de la mission et éclairer le conseil d’administration sur ce point. Pour devenir société à mission, il faut que les actionnaires votent à la majorité qualifiée en faveur de cette décision, soit 66% des parts. Les actionnaires s’engagent donc à respecter cette mission.
Dès lors, on peut construire une gouvernance plurielle. Je suis membre de trois comités de mission, dont celui d’une école de management. Dans tous ces cas, lorsque le conseil d’administration réfléchit à la rentabilité de l’entreprise, le comité de mission est là pour que cet objectif soit compatible avec les objectifs de mission que les actionnaires, eux-mêmes, ont acceptés. Car, en définitive, ils souhaitent aussi que l’entreprise soit attractive pour toutes leurs parties prenantes. On retrouve cette idée simple qu’on ne peut pas exister sans les autres.
Avez-vous identifié des pistes d’amélioration pour le statut ?
A.H. : Le rapport Bris Rocher, remis fin 2021 au ministre de l’Économie, a mis en avant des éléments qu’on pourrait faire évoluer pour accélérer encore le développement de l’entreprise à mission, tels que la composition et le fonctionnement du comité de mission, notamment l’existence ou non d’un président ou d’une présidente. Ce n’est pas figé !
Se pose également la question du lien entre le conseil d’administration et le comité de mission. Il est bon qu’il y ait une observation croisée. Par exemple, on peut imaginer que le président du conseil de mission soit régulièrement invité au conseil d’administration.
Lorsque les organismes tiers indépendants auront réalisé suffisamment d’évaluations, on verra s’il faut normer davantage la mission. Pour l’instant la loi est assez ouverte sur sa définition. Je pense que si on se prive de cette puissance d’invention des entreprises, on les met toutes dans un carcan et le risque est grand qu’elles fassent du washing, du leurre. La société à mission est un espace de liberté pour l’entreprise, mais une liberté sous contrôle, une gouvernance contrôlée, donc créatrice de crédibilité.