« Les RH ont tout à gagner à soutenir, rendre visible et décomplexer la parentalité »

Professeure associée à l’EM Normandie, Sabrina Tanquerel constate que les entreprises s’emparent de plus en plus de la question de l’équilibre vie pro/vie perso. Entretien.

Le salarié idéal (ideal worker) est un prototype qui a très peu d’obligations en dehors de la sphère professionnelle.
"Le salarié idéal (ideal worker) est un prototype qui a très peu d’obligations en dehors de la sphère professionnelle." © EM Normandie

D’après vos travaux, les parents ne correspondent pas à l’image que les entreprises se font du salarié idéal. Pour quelles raisons ?

Sabrina Tanquerel : Le salarié idéal (ideal worker) est un prototype qui a très peu d’obligations en dehors de la sphère professionnelle. Sa vie tourne autour du travail. Les Anglo-Saxons l’appellent aussi « non encumbered worker ». Un salarié idéal n’a pas de devoir de soin aux autres parce que ces responsabilités requerraient du temps, de l’attention, de l’énergie, qui le détourneraient de son activité professionnelle.

Comment se manifeste cette préférence des employeurs pour les salariés non-parents ?

S.T : Les entreprises continuent de considérer que les longues heures de présence et l’hyper-disponibilité des ideal workers sont des gages d’engagement au travail et, donc, que cet investissement est digne d’être récompensé, sous forme d’augmentation ou de promotion.

Ce phénomène s’observe-t-il également au stade du recrutement ?

S.T : Complètement ! Tous les messages de disponibilité émis par les candidats sont survalorisés. Globalement, il ne faut pas trop dire non au recruteur. Par ailleurs, plusieurs études scientifiques démontrent qu’une mère ou un père candidats à un même poste sont différemment perçus par l’employeur : si un candidat dit qu’il est père de deux enfants, le recruteur en aura plutôt une image positive (quelqu’un de stable, de fiable, de responsable), alors que si une candidate tient le même discours, elle sera perçue comme peu disponible, en proie à des contraintes d’agenda. Ces représentations viennent biaiser le jugement et l’interprétation de ce qu’elle va pouvoir raconter tout au long de l’entretien.

Comment prendre conscience de ses propres biais ?

S.T : La prise de conscience est effectivement la première étape pour balayer les discriminations liées à la parentalité : les RH et les recruteurs, mais aussi les managers, doivent toujours se questionner, interroger leurs représentations et les motifs sur lesquels se fondent leurs décisions.

Dans les cadres de mes travaux de recherche, de nombreux papas m’ont rapporté que s’ils s’investissaient ouvertement aux côtés de leurs enfants, ils étaient mal vus par leur employeur, leur manager, leurs collègues. D’autres, en garde alternée, m’ont confié inventer des stratagèmes pour pouvoir partir à 18h, une semaine sur deux. Or, ce n’est pas normal qu’ils aient ils l’impression de mal faire leur travail parce qu’ils s’occupent de leurs enfants !

De votre point de vue, quelles sont les actions les plus efficaces pour aider ces collaborateurs à concilier leur vie familiale et leur agenda professionnel ?

S.T : La flexibilité de l’organisation du travail est la première clé. Certaines entreprises ont déjà mis en place des mesures intéressantes, notamment en facilitant le recours au télétravail ou en mettant en place des horaires de travail plus souples pour que chacun trouve sa propre routine.

Ensuite, cela suppose d’adapter ses pratiques managériales, de faire confiance aux salariés, de les autonomiser. Il faut rompre avec la vieille culture du présentéisme et plutôt manager par objectifs.

Certaines entreprises ont aussi opté pour un prolongement des congés maternité et second parent, au-delà de la norme légale, rémunérés à 100%. On sait que la perte de salaire constitue un frein majeur à la prise du congé paternité.

De quels pays peut-on s’inspirer en matière de politique RH parentalité ?

S.T : Ce n’est pas une grande révélation, mais les pays scandinaves sont à la pointe de ce sujet. Ils proposent des congés maternité, second parent et parentaux plus courts qu’en France mais beaucoup mieux rémunérés. Et donc davantage pris par les hommes. Il faut souligner aussi que, dans ces pays, il y a toujours une partie du congé parental qui n’est pas transférable à la mère. C’est-à-dire que si le père ne prend pas les quelques mois de congés qui lui sont réservés, ils sont perdus.

Les entreprises nordiques valorisent également davantage les rôles-modèles. Même s’il ne faut pas occulter que le plafond de verre y existe aussi pour les femmes, les inégalités professionnelles sont moindres. Et il est commun que des managers partent à 17h en déclarant ouvertement aller chercher leurs enfants à l’école. La question est beaucoup moins taboue ! C’est également le cas dans les milieux politiques du nord de l’Europe : les Premiers ministres qui deviennent parents posent sans complexe leurs congés et communiquent là-dessus.

Que pensez-vous du congé de naissance proposé par le gouvernement français ?

S.T : Ça va dans le bon sens mais le congé de naissance n’est pas suffisant pour pallier la chute des naissances en France. On ne peut pas s’attaquer efficacement au sujet de la dénatalité sans s’attaquer aux inégalités femmes hommes au travail. C’est ce qu’écrit Elisabeth Badinter dans son ouvrage Messieurs, encore un effort : les femmes ont déjà pris une grande place sur le marché du travail ; la France a l’un des taux d’activité des femmes les plus élevés d’Europe ; jusqu’aux années 2010, on était encore les champions de la fécondité et de la natalité. Aujourd’hui, les Français font moins d’enfants et le monde du travail est mis face à ses responsabilités : il faut oser sortir des normes dominantes qui régissent nos entreprises, et notamment de la culture du présentéisme, des horaires de travail rigides et du manque de confiance.

Quels bénéfices les entreprises peuvent-elles attendre de se saisir de ce sujet ?

S.T : Parce que la création de cet environnement de sécurité psychologique, où chacun est à l’aise sur ce qu’il est et ce qu’il fait, sans que cela n’ait un impact quelconque sur son travail, envoie un message d’inclusion : être parent n’altère en rien notre engagement au travail. Mais les collaborateurs attendent un soutien de leurs RH, de leur manager pour traverser cette étape de vie. Les RH ont tout à gagner à soutenir, à rendre visible et à décomplexer la parentalité : moins de turnover, moins d’absentéisme, une meilleure ambiance de travail, une amélioration du bien-être psychologique…

Comment communiquer sur ces actions à l’échelle de l’entreprise ?

S.T : Quand on parle d’équilibre vie pro/vie perso, je recommande de gommer le terme de « vie familiale » au profit de celui de « vie personnelle ». Car ce ne sont pas seulement les parents qui ont besoin de temps pour eux et pour les autres. Cette approche a le mérite de prendre en compte la situation de chacun et combat un autre cliché selon lequel un salarié qui n’a pas d’enfants n’a pas d’impératifs ou de responsabilités personnelles. Tout cela alimente un climat d’inclusion : on réfléchit à la diversité des profils et des individus pour essayer de leur garantir un égal accès aux droits. C’est un vrai challenge RH !

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