Rémunération : « On est passé d’un besoin de transparence à une revendication »
L’analyse de Sandrine Dorbes, experte en stratégie de rémunération et créatrice du cabinet How Much.
Parler salaire avec ses collègues, est-ce toujours aussi tabou en France, en 2024 ? Pas vraiment, nous apprend une enquête Hellowork publiée le 29 août. On y lit que 54% des personnes interrogées sont à l’aise pour parler de leur rémunération au travail, contre 17% en 2019. Comment analyser ce chiffre, dans un contexte où les collaborateurs attendent de plus en plus de transparence de la part de leur employeur sur le sujet ?
Les Français parlent de plus en plus d’argent entre collègues. Comment l’expliquer ?
Sandrine Dorbes : Il y a eu un avant et un après Covid : la crise sanitaire a amené beaucoup de réflexions personnelles et professionnelles, dont la question de la rémunération. On est passé d’un besoin de transparence, qui était déjà présent, à une revendication. Aujourd’hui, les salariés sont plus vindicatifs, ils osent davantage parler d’argent à leur manager. Or, pour savoir où on se situe en termes de salaire et ce à quoi on peut prétendre, il faut connaître le salaire de ses collègues. Et pour connaître leur salaire, il faut dévoiler le nôtre.
L’enquête montre que le sujet de la rémunération relève moins de la vie privée que les opinions politiques ou religieuses des travailleurs.
S.D : Pour moi, ça reste un sujet de l’ordre de l’intime. On ne parle pas de son salaire en salle de pause, à la machine à café, comme on débriefe le match de foot de la veille. On attend d’être avec quelqu’un de confiance, en petit comité. On prend le temps d’en parler, par exemple avec une personne choisie à la pause déjeuner. Même si l’évolution est notable, les gens ont encore du mal à aborder le sujet. Et, quand ils le font, ils ne disent pas forcément la vérité ! Une étude publiée par Yomoni début août révèle que seuls 22% des salariés donnent le montant exact de leur salaire lorsqu’ils en parlent à leur collègues. 19% préfèrent le gonfler et 21% le diminuer.
Les jeunes générations qui viennent d’arriver sur le marché du travail sont-elles le fer de lance de la levée du tabou du salaire ?
S.D : Les jeunes ne sont plus là pour négocier mais pour défendre leur valeur. Ils ne veulent pas attendre, pas se faire avoir et peuvent avoir des réactions virulentes face à des situations qu’ils ne jugent pas normales. Aujourd’hui, de nombreux jeunes diplômés ne postulent pas si le salaire n’est pas indiqué dans l’offre d’emploi ou bien abandonnent le process de recrutement en cours de route si le sujet n’est pas abordé par le recruteur dès le premier entretien. Et leurs comportements influencent ceux de leurs aînés.
La directive européenne sur la transparence des salaires, qui doit entrer en vigueur d’ici mi-2026 en France, joue-t-elle un rôle dans cette libération de la parole ?
S.D : Elle accélère la prise de conscience. Aujourd’hui, une entreprise qui affiche les salaires sur ses offres d’emploi est progressiste. Demain, ce sera simplement une entreprise qui applique la loi comme les autres. Mais le travail à abattre pour structurer sa politique de rémunération sera tout aussi immense, sauf que personne ne lui dira merci.
Comment les entreprises peuvent-elles adapter dès maintenant leur politique de rémunération à cette exigence accrue de transparence de la part de leurs collaborateurs ?
S.D : Il faut que les dirigeants prennent le temps de définir clairement leur politique de rémunération pour faire des choix en conscience et, ensuite, les assumer. Une fois que cette politique est structurée, il faut la faire cascader, embarquer pas à pas les managers, puis les collaborateurs, s’assurer que le message est bien compris par tous. Communiquer et former les gens à parler de rémunération. Faire de la pédagogie : dans les packages, qu’est-ce qui rémunère quoi ? Quels critères sont pris en compte pour calculer le niveau de salaire ? Celui des primes ?
Et comment communiquer si on ne peut pas s’aligner sur la demande d’augmentation d’un collaborateur ?
S.D : L’erreur est de chercher à convaincre la personne du bien-fondé de notre décision : l’important c’est de lui donner les clés pour comprendre la logique de celle-ci. Les discussions pénibles devront avoir lieu, il ne faut pas les repousser. Et la nature a horreur du vide : si le salarié n’a pas l’information, il interprète, il complète avec les rumeurs. Le manager ou le RH a tout intérêt à apporter lui-même la mauvaise nouvelle tout en donnant des perspectives : « Compte tenu de notre enveloppe, on a préféré augmenter Untel cette année parce qu’il s’est investi dans tel projet stratégique, mais si telle et telle conditions sont réunies, tu pourras évoluer l’année prochaine. »
Comment expliquer que le refus d’une augmentation touche les gens si personnellement ?
S.D : Chacun a son propre langage de l’argent et comprendre le fonctionnement de chacun nécessite de l’écoute ou du temps. Le refus d’une augmentation peut être vécu par certains comme un manque de confiance, par d’autres comme une absence d’évolution professionnelle, par d’autres encore comme une injustice. L’avantage d’être très au clair sur les règles du jeu, c’est qu’on peut évacuer rapidement la partie technique de la rémunération pour laisser s’exprimer le ressenti du collaborateur et lui apporter la réponse la plus adaptée. Les éléments de rémunération ne doivent pas être des rustines, comme on le voit parfois dans des entreprises qui versent des primes à leurs collaborateurs qui ne sont jamais absents ou qui sont à l’heure au travail…