« On manque de belles histoires de DRH dans la fiction »

A l’occasion de la sortie de la saison 2 de la série Severance, Jean-Noël Chaintreuil, analyste des RH et du futur du travail, décrypte cette fable dystopique et ce qu’elle dit de notre représentation du monde de l’entreprise.

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Pour Jean-Noël Chaintreuil, « la représentation des DRH dans les films et les séries est catastrophique ».

La série Severance* repose sur le concept de dissociation entre l’individu dans sa vie personnelle et son « double » professionnel. Est-ce le rêve de tout DRH que les salariés puissent laisser leurs problèmes personnels chez eux ?

Jean-Noël Chaintreuil : Je ne sais pas si c’est le rêve de tout DRH. Je vois surtout dans cette dissociation la solution miracle à la charge mentale et donc au burn-out. Cela crée une sorte de déconnexion de l’humanité. Chacun gère ses émotions en séquences, en monotâche, au moment où elles se présentent. Ça règle le problème du burn-out. Mais évidemment, c’est une illusion car cela conduit les individus à une perte d’identité et de sens.

Je vois aussi dans cette série une critique des bullshit jobs, avec une armée de zombies qui travaillent sans connaître le sens de ce qu’ils font, sans comprendre leur contribution à l’entreprise. Leur travail paraît d’une absurdité inouïe.

Cette série propose une vision très dystopique du travail. Sur quels points Severance peut-elle amener les RH à réfléchir sur l’entreprise, le sens du travail ou encore l’équilibre perso / pro ?

J.-N. C. : Ce qui commence comme une série autour du travail est en fait une vraie série qui questionne la notion d’identité. On voit bien que la séparation stricte entre vie personnelle et professionnelle ne fonctionne pas. La vie personnelle a forcément un impact sur l’entreprise, il faut l’accepter. La diversité des situations est même une richesse pour le monde de l’entreprise, d’où l’importance des politiques de diversité et d’inclusion. L’entreprise se doit aujourd’hui d’aider ses collaborateurs à mieux gérer le côté personnel, comme dans le cas des salariés aidants ou lorsqu’un salarié est victime de violences dans son couple.

Dans Severance, la vie professionnelle est très robotique, avec par exemple des employés qui quittent le bureau le soir et qui, une fraction de seconde plus tard, se retrouvent au bureau le lendemain matin, sans connaître autre chose. Quels sont les risques de cet enfermement psychologique dans la vie professionnelle ?

J.-N. C. : On peut faire un parallèle avec les athlètes de haut niveau pour qui les phases de récupération sont aussi importantes que les phases d’effort intense. Dans le cas de Severance, s’il n’y a plus de repos et plus d’ennui, il n’y a plus de créativité. C’est là qu’on arrive au sujet des bullshit jobs. On ne sait pas pourquoi ni pour qui on travaille, il n’y a pas de projection possible. Or l’homme a besoin de projection, de repos mais aussi de beau. Dans Severance, tout est terne et gris !

Existe-t-il un risque à ce que ce type de scénario de dissociation par la pose d’implant cérébral soit technologiquement possible ?

J.-N. C. : Cela me fait penser au film Eternal sunshine of a spotless mind [dans lequel Jim Carrey veut effacer de sa mémoire tous les souvenirs qu’il a avec son ex-petite amie]. On est là sur le fantasme des accélérationnistes, qui veulent mettre la technologie au service d’un homme augmenté. Mais c’est impossible de séparer l’individu du travail de l’individu dans sa vie personnelle. Cette fragmentation de la personnalité comporterait énormément de risques psychologiques en créant de l’anxiété, du stress.

Ce fantasme de l’hyperproductivité cher à Elon Musk est aussi un mythe. On sait que la productivité passe par des phases de récupération et d’ennui. Léonard de Vinci, pour inventer ses machines, avait besoin de jouer du piano. Les grands chefs d’entreprise le disent tous : ils ont besoin de couper par moment. L’hyperproductivité ne peut pas aller avec l’extraction du personnel. Cela nécessite à l’inverse un juste équilibre des différents piliers de vie.

Au-delà de Severance, comment la fiction représente-t-elle le travail et le monde de l’entreprise ?

J.-N. C. : Il n’y a pas tant de fictions que ça sur le travail et quand c’est le cas, le monde de l’entreprise est automatiquement moqué voire montré sous un angle péjoratif. Je pense à la série The Office, qui s’en amuse, à Silicon Valley, qui se moque avec justesse de l’univers des start-up, à la série française Dérapage, qui propose une vision très dure de l’entreprise, à la série sur Spotify ou sur Gucci… Il n’y a pas beaucoup de films ou de séries qui donnent à voir un monde du travail qui fait envie.

C’est très probablement le reflet d’une incompréhension voire même d’un désamour pour le travail aujourd’hui. Les gens sentent que celui-ci ne plaît plus. On voit aussi ce désamour sur TikTok, avec beaucoup de sujets négatifs parmi les tendances les plus populaires en lien avec le travail (quiet quiting…).

Qu’en est-il de la représentation des DRH ?

J.-N. C. : La représentation des DRH dans les films et les séries est catastrophique ! Je pense au film In the air, dans lequel George Clooney doit virer des gens, à The Office, où le DRH est représenté comme un benêt, à la série Dérapage avec Eric Cantona, ou encore à Benjamin Lavernhe dans la série Un Entretien, dont le rôle de DRH est affreux, pas du tout positif. On manque de belles histoires de DRH dans la fiction. C’est important parce qu’on entend souvent que les DRH ne servent à rien, qu’ils ne font que des plans sociaux… Mais si on ne change pas la façon dont ils sont représentés à l’écran, ce sera difficile de changer la façon dont ils sont perçus par le grand public.

*série américaine créée par Dan Erickson, produite par Ben Stiller, et diffusée sur Apple TV+.

Jean-Noël Chaintreuil

Analyste des RH et du futur du travail

Jean-Noël Chaintreuil est actuellement Talents Tech Program Director chez LVMH, après avoir dirigé le laboratoire d’acculturation Change Factory entre 2012 et 2024. Analyste des RH et du futur du travail, il a notamment co-écrit les ouvrages « RH et Digital » (2016) et « RH et Transformations » (2021).

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