La kakistocratie, ou le règne des managers incompétents

Le mot RH de la semaine. Isabelle Barth, professeure et chercheuse en sciences du management à l’Université de Strasbourg, détaille les enjeux du management par l’incompétence en entreprise.

"Comment avoir confiance en des personnes qu’on estime incompétentes ?"
« Comment avoir confiance en des personnes qu’on estime incompétentes ? » © izen/stock adobde.com

« « Kakistocratie » est construit à partir de deux mots grecs : kakistos, qui signifie « les pires » et kratos, « le pouvoir », terminaison qu’on retrouve dans démocratie (le pouvoir du peuple, demos en grec), ou encore aristocratie (le gouvernement des meilleurs : aristos). Une organisation dirigée par des incompétents est une kakistocratie. Ce mot semble avoir été utilisé pour la première fois en Angleterre, en 1644, où il apparait dans un sermon d’un partisan du roi Charles Ier pendant la guerre civile. Il ressort véritablement des oubliettes où il semble séjourner … le  13 avril 2018 ! Dans un tweet destiné au président Donald Trump. Son auteur, l’ancien directeur de la CIA, John O. Brenan écrit : « Your kakistocracy is collapsing after its lamentable journey » (« Votre kakistocratie s’effondre au terme de son parcours lamentable »). Dans les heures qui suivent, le mot kakistocratie fait exploser les moteurs de recherche ! »

« Le développement de l’IA requalifie la notion d’incompétence »

« Si la kakistocratie est connue dans la sphère politique, elle ne lui est pas réservée. Loin de là. Nous la retrouvons très fréquemment dans le monde du travail quand les dirigeants sont considérés comme incompétents pour assumer leurs fonctions. Le sujet est d’actualité car le développement exponentiel du numérique, et tout particulièrement de l’intelligence artificielle, requalifie la notion d’incompétence. Le développement des ressources en ligne, comme des propositions offertes par l’intelligence artificielle, peut donner ce que Michel Serres nommait la « présomption de compétences » : nous « savons ». Mais avec quelle consistance ? Quelle profondeur ? L’illusion de connaissance comme l’illusion de compétence sont des sujets qui entrent dans l’équation de la kakistocratie. »

Les maux de la kakistocratie en entreprise

« Avec les incompétents, les résultats de l’entreprise ne sont pas satisfaisants, le désordre règne, les cadres et les objectifs ne sont pas clairs, et, par conséquent, de nombreux collaborateurs sont en souffrance. La kakistocratie est peu propice à l’épanouissement personnel et professionnel. Avoir un manager incompétent se traduit par des tâches mal faites ou pas faites du tout. Or, quand son N+1 ne fait pas son travail, il faut faire à sa place, au prix de beaucoup de temps et d’énergie. »

« Deuxième impact négatif : la honte d’avoir un représentant de son entreprise incompétent. Un autre sentiment partagé en kakistocratie est celui d’injustice. Avoir travaillé dur pour arriver au poste occupé et voir un incompétent rejoindre facilement le haut de la pyramide peut être insupportable. Les kakistocraties, même si elles n’en ont pas l’apanage, sont des organisations particulièrement propices à la perte de sens. Quelle que soit la cause, les effets sur les collaborateurs de l’entreprise sont toujours les mêmes : sentiment d’inutilité, d’incompréhension, de frustration, avec comme conséquences l’absentéisme, le désengagement et le départ. »

« Travailler dans un environnement fait d’incompétence a un autre impact délétère : c’est la perte de confiance. Comment avoir confiance en des personnes qu’on estime incompétentes ? C’est mission impossible, sauf à faire semblant et à se rendre complice de comportements qu’on désapprouve, ce qui constitue la double peine. Car travailler en kakistocratie, c’est découvrir que l’incompétence et la médiocrité peuvent avoir de la valeur et c’est profondément perturbant. Tous les repères sont bousculés ! »

Quelles actions RH pour lutter contre ce phénomène ?

« Une bonne façon de supprimer une kakistocratie, c’est d’agir sur la cause racine : l’incompétence. Comment ? J’ai recensé trois scénarios du plus classique au plus iconoclaste (pas exclusifs les uns des autres) :

  • le premier est la formation ! Sont visées alors les compétences métiers mais aussi les compétences managériales.
  • le recrutement de femmes est un deuxième levier important pour faire disparaitre un fonctionnement kakistocrate. On constate que les femmes dirigeantes, ayant eu beaucoup plus de barrières à franchir pour parvenir au sommet, sont souvent plus talentueuses que les hommes à statut égal. Elles ont aussi un rapport différent à la compétence, qui les rend exigeantes vis-à-vis d’elles-mêmes.
  • le dernier scénario, le moins intuitif mais certainement le plus structurant, pour sortir d’une kakistocratie est d’accepter l’incompétence, et de lui donner une valeur créatrice. On part de l’idée que l’incompétence peut motiver la créativité, l’innovation même. Quand on ne sait pas, on peut apporter un regard nouveau et des idées disruptives pour résoudre un problème. C’est jouer le rôle du naïf, du fou du roi, du bricoleur créatif ! C’est en tous les cas sortir du cadre ! Pivoter est souvent la meilleure des choses, ne plus regarder le monde qui nous entoure avec les mêmes lunettes, prendre un autre angle de vue ! Pour en finir avec le règne des incompétents. »

Bien s’équiper pour bien recruter