IA et sourcing : « Il faut abandonner l’idée d’un outil magique qui sait tout faire »
Donatien Mahieu est l’un des premiers recruteurs à avoir fait de l’IA générative son terrain de jeu.

Explorer, prompter, réitérer… Donatien Mahieu a « mis les mains » dans ChatGPT dès décembre 2022. En tant que recruteur, il a d’abord utilisé l’outil pour gagner du temps sur des tâches chronophages et limiter sa charge mentale.
Premier cas d’usage : réécrire une offre d’emploi en modifiant quatre paramètres simultanément. « Il s’agissait de la traduire de l’anglais au français, de l’anonymiser, de changer la sémantique pour qu’elle parle davantage aux candidats français et de présenter notre cabinet de recrutement. »
Rapidement, Donatien a également misé sur le potentiel de l’outil pour acquérir des connaissances sur certains sujets : « Pour optimiser notre sourcing, on recherche des profils sur différentes plateformes. Or, chaque site a ses propres codes, son propre fonctionnement. Plutôt que d’aller chercher un article scientifique, probablement en anglais, ou d’arriver à contacter un expert, j’ai creusé avec ChatGPT comment fonctionnait une plateforme fréquentée par de nombreux développeurs pour mieux comprendre comment interagir avec eux et cibler les profils qui m’intéressent. A titre d’exemple, pour comprendre comment fonctionne une plateforme, comme Github ou Stack OverFlow, on peut mobiliser autant les compétences en computer vision de GPT 4/Turbo, que la capacité de l’outil à comprendre les éléments spécifiques du code HTML d’une page web. Une fois les éléments/composants fixes identifiées, et la structure de(s) page(s) comprise, naviguer sur ou autour de la plateforme est beaucoup plus intuitif ; et on est ainsi naturellement beaucoup plus efficace dans notre sourcing ! »
Avec une riche expérience de huit ans dans la recherche de talents, notamment auprès de start-ups en croissance et de clients internationaux chez Externatic, Donatien voit dans l’IA un moyen d’élargir les possibilités de sourcing. Sa passion est également de former les chercheurs de talents, juniors comme expérimentés, aux nouvelles méthodologies avancées. En parallèle, les parties d’échecs et les albums de Radiohead rythment ses moments de réflexion, à la recherche de l’harmonie entre technologie et humanité !
Identifier les tâches sur lesquelles l’outil est bon…
Sélection de profils pertinents
C’est durant cette première phase exploratoire que le recruteur a pu identifier les tâches pour lesquelles l’IA générative se montrait la plus performante : « Elle est excellente dans la compréhension et la traduction de texte, ainsi que dans la mise en relation de différentes données. C’est-à-dire dans l’analyse de données, aussi bien chiffrées, telles que des statistiques ou des indicateurs, que celles en langage naturel et en code informatique. Ce n’est pas pour rien que ça s’appelle “LLM”, “Large Langage Model” ! »
Appliquée au sourcing, cette compétence de l’IA générative s’avère précieuse : elle permet, par exemple, de créer des corrélations entre des éléments d’une fiche de poste des profils présents dans une CVthèque. « Ici, le travail humain est de bien définir sa persona et de donner à l’outil une bonne compréhension de ce que je recherche au sein d’un autre outil spécifique. Si le recruteur y parvient, les résultats sont bluffants ! »
Priorisation des relances
« L’IA de classification et de prédiction existe déjà depuis quelques années et nous a bien aidés sur l’identification des profils, mais la plus-value de l’IA générative, c’est d’expliquer ces choix : pourquoi ça a du sens de relancer ces cinq ou dix profils de candidats maintenant ? » précise Donatien, qui utilise aussi l’outil pour récupérer des données sur les candidats qu’il souhaite relancer : ville où le candidat est en poste, activité et actualité financière de l’entreprise où il travaille, missions actuelles, évolution au sein de l’entreprise depuis son arrivée.
« L’IA cherche aussi ces infos sur le web en temps réel. Rendant notre CRM plus dynamique. Cela me permet de prioriser les profils à recontacter à un instant donné, et, ensuite, de mettre les informations collectées en regard avec le poste que j’ai à proposer pour rédiger un message d’approche qui ait plus d’impact. Aujourd’hui, beaucoup de recruteurs font ce travail de documentation à la main, ce qui est long et fastidieux. »
Vulgarisation de la littérature scientifique
« Une autre “technique” que j’adore mobiliser est la compétence de GPT à interagir avec de la documentation scientifique ardue, notamment la partie matheuses et tous les graphs qui la compose, et à me la vulgariser. Notamment pour comprendre la taxinomie des compétences sur une plateforme spécifique. C’est-à-dire, typiquement, sur un ATS ou jobboard, comment l’outil organise, catégorise et valorise les compétences en fonction de leurs relations hiérarchiques. »
Veille marché
L’IA générative se révèle également performante pour vos sujets de veille stratégique. « Peu de recruteurs ont le temps de croiser les sources d’information sur la marque employeur des autres entreprises et sur leur historique de recrutement, ils restent feutrés dans leur ATS ou sur un réseau social professionnel unique. L’IA générative synthétise des informations, provenant de différentes sources, qui explique la valeur stratégique d’une entreprise dans son écosystème. »
Un exemple ? Donatien cherchait à sourcer des profils d’experts en cybersécurité basés à Rennes : « L’IA m’a permis de savoir quelles entreprises travaillent dans la cybersécurité sur ce territoire, y compris les plus petites d’entre elles. Une information difficile à trouver sur le web grand public, car toutes n’ont pas de service communication, marketing ou même Talent Acquisition. Pour les trouver, l’IA scanne les communications institutionnelles des holding spécialisées en cybersécurité qui ont financé leurs levées de fonds. Et te ressort une liste exhaustive d’entreprises, avec le domaine, le territoire, la plus-value et le projet de développement de l’entreprise. C’est comme si on avait des indics ! »
…et celles sur lesquelles il est moins performant
Pour éviter de perdre du temps, il faut aussi apprendre à détecter les tâches sur lesquelles son impact est limité, voire délétère : « Tout comme un élève aura du mal à progresser si son professeur est mauvais, tout dépend de la manière dont le LLM (large language model) a été entraîné. Sur certains sujets, ChatGPT, Gemini ou encore Claude sont mauvais de manière consciencieuse. C’est le cas pour les sujets sensibles ou critiques, comme la défense, la cybersécurité ou la santé : l’IA s’interdit de s’exprimer car il y a un risque que l’utilisateur qui formule la requête soit malintentionné. Il faut alors doubler voire tripler ses capacités en prompt engineering pour qu’elle aille au bout de la tâche.»
Autre constat : « Il ne faut pas attendre de l’outil qu’il vous génère une recherche de candidat from scratch. C’est-à-dire de O : sans consignes, attentes, méthodes ou finalités.” Donatien l’envisage plutôt comme une aide à la compréhension de la tâche, un mode d’emploi : quelles étapes suivre pour atteindre son objectif ?
Parmi les limites de la technologie identifiées par le recruteur en matière de sourcing, une difficulté à créer des choses singulières : « Il a du mal à comprendre ma sémantique, à écrire des messages aux candidats répondant à mes codes, à mon formalisme, à mon ton. Pour dépasser cela, aujourd’hui, je monte en compétences sur des techniques de growth, notamment sur la notion de “framework’ et de ‘’copywritting”. C’est très excitant ! Ainsi, derrière les limites intrinsèque de la tech, je vois l’occasion d’apprendre, de sortir de ma zone de confort, et de développer la patte humaine et personnelle dans mes process ! »
Choisir le modèle le plus pertinent…
Au fil de ses explorations de l’outil, Donatien a également découvert les vertus de se tourner vers le modèle de langage le plus expert dans la tâche qu’il a accomplir. « Beaucoup de gens utilisent encore exclusivement ChatGPT, qui est un modèle à 200 milliards de paramètres, mais il faut abandonner l’idée d’un outil magique qui sait tout faire, ça n’existe pas. Pour ma part, je conseille aux recruteurs d’aller sur des modèles plus petits, plus pointus sur certains sujets, et plus écologiques. Certains modèles à un milliard de paramètres sont suffisants pour réaliser des tâches de veille stratégique, par exemple. Vous n’iriez pas acheter votre pain à la boulangerie qui se trouve à 300m en Ferrari ! »
Posez-vous les bonnes questions : « Si vous promptez en français, que vous voulez vous baser sur de la documentation française et que vous souhaitez un résultat en français, privilégiez Mistral 8x7B ou Croissant LLM », conseille le recruteur.
Et si vous souhaitez benchmarker les modèles afin de trouver la solution la plus satisfaisante à votre problématique, Donatien vous recommande Hugging Face. Cette start-up franco-américaine a créé une plateforme recensant pas moins de 600 000 LLM et 100 00 Data set et comprend un moteur de recherche qui vous permet de trouver le modèle le plus en phase avec votre besoin.
… et savoir en changer au gré des évolutions technologiques
De nouveaux modèles apparaissent régulièrement, ce qui suppose d’être agile dans ses usages de l’IA : « Il faut accepter qu’on utilise un modèle qui pourra être dépassé dans quinze jours, mais nous semble aujourd’hui le plus adapté pour réaliser telle tâche, dans le temps qui nous est imparti et avec les moyens financiers à notre disposition. Si un nouveau modèle plus performant sort, il ne faut pas s’interdire de basculer sur cette nouvelle version. »
« Il n’y a aucun outil magique qui peut s’intégrer à n’importe quelle entreprise. De la même manière, il faut mettre fin au fantasme qu’on a juste à interroger les modèles d’IA pour qu’elles comprennent, miraculeusement, tes attentes et ton contexte, et t’apportent une solution clés en main. Un des enjeux de demain, c’est d’arriver faire comprendre à une IA notre singularité, qui l’on est, ce qu’on veut, comment on le veut et pour quelle finalité, que ce soit dans une prise de contact, dans une offre d’emploi, dans un retour au candidat. Ce qui revient à de l’intelligence tout court. »
Cultiver son esprit critique
Depuis qu’on a des IA, celles-ci reproduisent les biais des êtres humains, voire les amplifient. « Un grand enjeu pour les recruteurs de demain est de réussir à identifier tous ces biais pour les casser. Je vois deux manières de le faire :
- en publiant en open source tous ses process de recrutement, ainsi que les informations liées aux caractéristiques des candidats (sexe, âge, écoles, parcours…), tous les messages d’approche, la documentation sur leur politique diversité et inclusion… C’est ce que font les entreprises américaines. Elles attendent ensuite l’analyse des chercheurs ou les critiques de la part de leurs pairs pour réorienter leurs actions. En France, il faut qu’on arrive à généraliser ce genre de critiques et de partage de bonnes pratiques entre pairs. S’intégrer à des communautés, des groupes, être présents sur des événements pour rencontrer d’autres recruteurs, échanger sur nos pratiques et recueillir du feedback pour mettre en place des politiques d’amélioration continue.
- en cultivant son propre esprit critique : aux échecs ou au jeu de go, certains joueurs ont déjà été « débilisés » par l’intelligence artificielle : ils font leurs choix par habitude et oublient de les questionner. Il faut éviter cet écueil dans le recrutement en étant attentif aux messages formulés par l’IA pour supprimer les biais. IA ou pas, tu dois être en mesure d’expliquer à un manager ou à ton DG pourquoi tu as sourcé tel ou tel profil. Si tu as entièrement délégué à la machine la sélection du candidat, ce sera plus difficile à justifier. »
Quelle place pour l’intelligence humaine dans le recrutement de demain ?
De l’avis de Donatien, l’IA générative a le mérite de pousser les recruteurs à se poser des questions fondamentales sur leurs métiers : « Quelle part de rationnel, de subjectivité, d’émotion, d’instinct veut-on mettre dans notre activité ? Certains utilisent l’intelligence artificielle pour neutraliser l’instinct. A mon sens, la bonne démarche est d’utiliser l’IA en exerçant son esprit critique pour confirmer son instinct. »
« Un process de recrutement ultra optimisé n’a pas trop de sens pour une organisation, poursuit-il. Toute l’histoire de la définition du besoin, de la recherche, des difficultés à trouver des profils, à les convaincre, les avancées, les itérations, c’est ça qui fait un beau recrutement. L’IA peut faire gagner du temps pour comprendre plein de choses, mais on doit continuer à valoriser l’humain. L’IA permettra de donner des lettres de noblesse à la fonction : à avoir davantage de maîtrise de ce que l’on fait et à être en accord avec nos valeurs (écologie, sécurité des données, respect droit d’auteur…), à réfléchir à nos métiers, à nos postures et à regarder ce qui peut se faire ailleurs. »
Quelles sont les prochaines étapes ? « En 2023, les recruteurs ont découvert l’outil. En 2024, ils iront explorer d’autres modèles que ChatGPT. En 2025, les entreprises commenceront certainement à créer leurs propres modèles pour recruter. Et d’ici 2030, il y aura peut-être une personne dans chaque équipe de recrutement dédiée à l’outillage et au paramétrage de l’IA. » Et ce n’est pas un hasard si Donatien Mahieu a aujourd’hui le titre de « Talents Ops ».