« Les travailleurs ne peuvent plus être les seuls à financer notre modèle social »

Pour Antoine Foucher, spécialiste des questions sociales, seul un référendum sur le financement de notre modèle social peut nous sortir de la situation actuelle.

Interview Antoine Foucher
Pour Antoine Foucher, il faut solliciter davantage les rentiers, les retraités, les plus aisés et les héritiers les plus chanceux dans le financement de notre modèle social. © Hellowork

Faut-il s’attendre à un retour du chômage de masse en 2025 ?

Antoine Foucher : Non, je crois pas du tout à un retour du chômage de masse. Nous avons aujourd’hui un taux de chômage proche de 7,5% et, malgré les faibles prévisions de croissance de l’Insee, nous n’assistons pas à une remontée du chômage. Il y a même eu une petite baisse sur le dernier trimestre 2024. Cela s’explique par une raison très robuste et fiable dans le temps, qui est l’évolution de la démographie de la population active. Pour la première fois depuis 1945, la population active en France, incluant l’immigration, n’augmente plus et ne va plus augmenter. C’est principalement ça qui explique que le chômage n’augmente pas ou peu alors que la croissance est très faible.

Qu’est-ce que ça change pour les besoins en recrutement des entreprises ?

A.F. : Beaucoup plus qu’avant, les salariés sont aujourd’hui en situation de force sur le marché du travail, ce qui crée des tensions de recrutement. Vous le voyez dans vos indicateurs chez Hellowork, on le constate aussi dans les chiffres de France Travail ou de l’Insee. Il n’a jamais été aussi difficile de recruter en France depuis trois ans. C’est vrai dans tous les territoires, pour toutes les tailles d’entreprise et sur tous les secteurs. C’est lié au fait que le chômage s’est durablement installé au niveau le plus bas depuis 40 ans, ce qui fait que les salariés sont plus exigeants en termes de conditions de travail et de rémunération. Un autre chiffre est intéressant, celui de la Dares, qui montre que, depuis trois ans, 2 millions de personnes démissionnent chaque année alors qu’elles sont en CDI et que, dans 86% des cas, elles retrouvent un CDI dans les six mois. Et elles ne démissionnent pas pour aller à la piscine ou pour faire un tour du monde, elles changent d’entreprise en passant d’un CDI à un autre.

Peut-on encore réduire le chômage ?

A.F. : Le plein emploi, c’est 5% de chômage. Aujourd’hui, on est à 7,5%, ce qui veut dire que nous sommes à 2,5 points du plein emploi. Pour au moins la moitié des gens, il s’agit de chômeurs de longue durée au sens de l’Insee, qui sont donc très éloignés de l’emploi. Ce sont des personnes qui représentent un tel coût d’investissement à l’embauche que, pour l’instant, les entreprises ne le font pas.

Face à la pénurie de main d’œuvre, vont-elles avoir le choix ?

A.F. : Effectivement, je pense que la situation est telle que les entreprises vont être obligées d’aller chercher des personnes qu’elles ne regardaient même pas auparavant. Elles vont devoir changer de mentalité sur ce sujet. Le rapport de force a changé, donc si elles n’élargissent pas leur vivier de recrutement, beaucoup n’y arriveront pas : elles devront renoncer à des marchés et à de la croissance, faute de main d’œuvre. C’est déjà le cas pour beaucoup d’entre elles d’ailleurs. Sur les cols bleus, ça me semble certain car ce ne sont pas des postes délocalisables ni télétravaillables. Sur des secteurs comme l’hôtellerie, la restauration, tous les secteurs à forte intensité de main d’œuvre comme on dit, les difficultés de recrutement sont très fortes et il y a très peu de marges de manœuvre sur la rémunération, en raison de notre système fiscalo-social : au Smic, cela coûte 238€ d’augmenter le salaire net de 100€, et en plus il n’en reste à la fin du mois que 61 pour le salarié. Et les entreprises n’y sont pour rien. En revanche, elles peuvent agir sur les conditions de travail, sur lesquelles elles essayent d’avancer tout en se heurtant à une culture du management intermédiaire, qui n’est pas prêt encore à donner l’autonomie qu’il faudrait aux salariés, et sur l’élargissement du vivier.

Est-ce un problème d’inadéquation entre la population active et les besoins en main d’œuvre ?

A.F. : Il y en a un, mais il n’est pas plus fort qu’il y a 10 ans. Donc cela n’explique pas la situation spécifique et différente dans laquelle on se trouve aujourd’hui. Ce décalage entre la formation et le monde du travail est un handicap structurel français qu’on arrivera sans doute à résoudre un jour. Ça évolue déjà plutôt dans le bon sens avec certaines branches patronales, comme l’industrie ou le bâtiment, qui s’investissent davantage dans l’écriture des diplômes. Et le triplement du nombre d’apprentis en cinq ans a aussi largement contribué à améliorer la situation. Mais sur ce sujet, nous avions tellement de retard en France que nous n’y sommes pas encore, loin de là…

Pensez-vous que le plein emploi soit atteignable d’ici la fin du mandat d’Emmanuel Macron en 2027 ?

A.F. : C’est mathématique : 2,5 points de chômage en moins, ça voudrait dire qu’il faut créer 200 000 emplois par an pendant trois ans, jusqu’à la fin du quinquennat. Quand on voit les perspectives de croissance de l’Insee, de la Banque de France ou du gouvernement lui-même, on voit bien que, sauf rebond extraordinaire l’année prochaine, on ne sera pas à 5% de chômage en 2027, c’est très peu probable. Les conditions du plein emploi ne sont aujourd’hui plus réunies.

Mais, au-delà du taux de chômage, notre vrai objectif d’intérêt général, c’est le taux d’emploi, c’est à dire la proportion des personnes de 15 à 64 ans qui travaillent. Aujourd’hui, on est à 68,5%, c’est le taux le plus élevé depuis que l’Insee le mesure (1975). Contrairement à ce qu’on entend beaucoup, les Français n’ont donc jamais autant travaillé depuis 50 ans. Les histoires d’épidémie de flemme sont des foutaises anti-jeunes qui ne résistent pas à l’examen des chiffres. En revanche, ce qui est vrai, c’est que comparé aux autres pays européens, les Français continuent à travailler moins, non pas pendant l’année mais pendant la vie. Par rapport à la moyenne européenne, on part deux à trois ans plus tôt à la retraite. C’est ça notre problème.

Vous pointez le coût du travail en France. Pour l’abaisser, appelez-vous à un changement de modèle social ?

A.F. : Non, on peut garder le même modèle social et faire en sorte que le travail paie plus, c’est-à-dire qu’il permette, comme ce fut le cas pendant 60 ans, d’améliorer son niveau de vie. Ce qu’il faut changer, c’est le financement de notre modèle social et le financement de nos retraites notamment. Quelques chiffres pour illustrer ça. Aujourd’hui, en moyenne, en France, quand on gagne 100€ en travaillant, on en garde 54 ; en Allemagne, on en garde 66 ; et en France, il y a 30 ans, on en gardait 60, et il y a 50 ans, on en gardait 69. On a fait le choix de faire financer notre modèle social uniquement, ou quasi-uniquement, par les travailleurs, plutôt que par les rentiers, les héritiers les plus chanceux et les retraités les plus aisés. C’est un choix français, et un choix anti-travail, il faut bien se l’avouer.

A court terme, on peut changer ce mode de financement de notre modèle social en sollicitant un peu moins ceux qui gagnent leur argent en travaillant et un peu plus ceux qui le gagnent autrement qu’en travaillant. Ça concerne trois catégories de personnes : d’abord les rentiers, qui ont une ou des rentes immobilières et/ou financières ; ensuite, les retraités les plus aisés, qui ont une pension supérieure à 2 000€ net par mois, ce qui correspond au salaire médian en France et qui concerne 20% des retraités. Il ne s’agit pas de diminuer leurs pensions de retraite, mais d’arrêter de les augmenter chaque année pendant quelques années ; enfin, les 10% d’héritiers les plus chanceux, au-delà de 500 000€ d’héritage par personne.

L’idée serait de rendre 100 milliards d’euros aux 30 millions de travailleurs (salariés, fonctionnaires, indépendants), à travers une baisse des charges salariales. C’est la proposition que je fais dans mon livre [lire encadré en fin d’article]. En cinq ans, cela représenterait une augmentation nette de 30% pour la grande majorité des gens, sans creuser le déficit d’un euro et en gardant le même modèle social.

Comment mettre en place une telle mesure ?

A.F. : C’est un vrai choix de société, c’est pour ça que je propose de passer par référendum. Ce projet prévoit de solliciter certains retraités et héritiers, c’est un sujet très sensible dans l’opinion, mais à un moment, il faut nous mettre devant nos responsabilités, nous Français, et nous demander : est-ce que vous voulez continuer comme ça ou pas ? Et si vous voulez que le travail paie plus, il n’y a pas d’autres choix que de solliciter davantage d’autres catégories de personnes que les gens qui gagnent leur argent en travaillant. D’où l’idée du référendum, qui rentrerait bien dans le champ de l’article 11 de la Constitution.

Sur le sujet précis de l’âge du départ à la retraite, pensez-vous qu’il soit possible de revenir dessus comme le demandent les syndicats ?

A.F. : Il y a 6 milliards d’euros à trouver par an à court terme et 15 milliards à horizon 2035. Si on ne veut pas baisser les pensions de retraite, ni solliciter davantage encore les travailleurs, il faut augmenter la durée de cotisations. Dans son rapport remis le 20 février, la Cour des comptes dit, pour résumer, qu’à horizon 2035, si vous voulez passer l’âge légal de 64 à 63 ans, et être à l’équilibre financier en 2035, il faut augmenter la durée de cotisation de 43 à 46 ans. Il faut que tout le monde le sache. Et c’est sans compter l’effort de défense que nous allons devoir faire maintenant que les Américains nous lâchent. C’est 30 à 90 milliards d’euros supplémentaires par an. Autant dire qu’évidemment, nous allons devoir travailler plus longtemps, sauf à préparer pour nos enfants un destin de soumission et de servitude à l’égard des puissants dans le monde.

S’achemine-t-on, selon vous, vers un changement de modèle des retraites, en passant d’un modèle de répartition à un modèle par capitalisation ?

A.F. : Cette réflexion semble plus dans l’air du temps qu’il y a quelques années mais ça ne répond pas à la question de fond, qui est le financement des retraites et le fait que le travail ne paie plus, ce qui est directement lié au poids des retraites sur les salaires. Sur le financement, il faut soit travailler davantage, soit baisser les retraites, et à force de ne rien faire de substantiel, on va devoir faire les deux ! La situation aujourd’hui, c’est qu’il y a 1,7 travailleur pour un retraité. Il y a 30 ans, il y en avait 3. C’est ça qui fait que les cotisations retraites sont deux fois plus lourdes aujourd’hui qu’il y a 40 ans (30% contre 15%). Les retraités d’aujourd’hui demandent à leurs enfants et petits-enfants de payer deux fois plus que ce qu’ils ont payé pour leurs propres parents. C’est pour ça que c’est légitime de demander un effort aux plus aisés d’entre eux. Dans 30 ans, ce sera pire puisqu’on sera un 1,3 travailleur pour un retraité. Ça devient complètement intenable ! D’où la question de la capitalisation.

Mais le problème d’un tel système, c’est la transition. Comment amorce-t-on le fonds de capitalisation ? En demandant encore un effort aux travailleurs ? Non seulement vous payez pour les retraités actuels, qui n’ont pas assez cotisé par rapport à leur niveau de pension, mais en plus vous cotisez pour vous-mêmes ? Ça ne tient pas. Et c’est donc pour ça qu’il faut solliciter davantage les retraités, en leur demandant un effort de non-revalorisation temporaire, par exemple pendant 5 ans. C’est la proposition de Bertrand Martinot dans son rapport sur la capitalisation pour l’Institut Montaigne. Avec 410 milliards d’euros de dépenses de retraite, quand vous les revalorisez de 2% par an, ça fait 8 milliards d’euros par an, ça va très très vite. Sur 5 ans de non-revalorisation, ça fait 40 milliards d’euros. Avec ça, vous amorcez le fonds. Donc c’est possible de passer à un système par capitalisation mais ça suppose un nouveau contrat social, je pense, et une discussion un peu délicate mais nécessaire entre les générations.

Pensez-vous que, d’un point de vue électoral, les politiques vont se risquer à prendre de telles mesures ?

A.F. : Schématiquement, il y a trois options. Première option : on continue à s’enfoncer dans la vase, c’est-à-dire à parler sans agir, ce qui nous amènera à la dépendance, voire à la soumission politique, et pour nos enfants sans doute à la fin de la liberté, car il n’y pas de libertés individuelles sans puissance collective pour la défendre vis-à-vis de l’extérieur. Deuxième option : à un moment donné, il y a une telle crise qu’il y a un sursaut, comme en 1958, avec un risque de guerre civile qui pousse tout le monde à penser au long terme et à l’intérêt national. Dans ce cas, pendant quelques années en tout cas, on va penser à l’intérêt général avant de penser chacun à notre intérêt particulier, et on redresse la France, on garantit sa liberté, on réalise la transition énergétique en rattrapant notre retard technologique… Troisième option : on ne prend ni le risque de la servitude, ni celui de la guerre civile, et on se prend en main comme des grands, en décidant de notre destin collectif par référendum. Et à mon humble avis, cette question de la rémunération du travail, qui est la mère de toutes les batailles aujourd’hui, doit justement être tranchée par référendum.

Antoine Foucher

Président du cabinet Quintet Conseil

Antoine Foucher est spécialiste des questions sociales et ancien directeur de cabinet de la ministre du Travail de 2017 à 2020. Il dirige aujourd’hui le cabinet Quintet. Il est l’auteur de l’ouvrage « Sortir du travail qui ne paie plus. Compromis pour une société du travail au XIIe siècle » (Editions de l’Aube).

Bien s’équiper pour bien recruter