« L’entreprise française doit se libérer de la culture du présentiel »

Le numérique a profondément bouleversé le monde du travail, poussant les entreprises à adopter de nouveaux modes de fonctionnement, tels que le télétravail. Entretien avec Yann-Maël Larher, avocat et docteur en droit.

Yann-Maël Larher appelle de ses voeux une "entreprise physiquement libérée des règles spatio-temporelles".
Yann-Maël Larher appelle de ses voeux une "entreprise physiquement libérée des règles spatio-temporelles". © Oqvector/stock adobe.com

Télétravail, réseaux sociaux, nouvelles technologies de l’information et de la communication… le numérique a investi notre sphère professionnelle de la même manière qu’il s’est invité dans notre vie privée. Et incite les entreprises à repenser leurs pratiques pour mieux correspondre aux aspirations de leurs salariés : individualisation du rapport au travail, meilleur équilibre vie pro/vie perso, flexibilité dans l’organisation de leur journée de travail…

Dans son ouvrage, Le droit du travail à l’heure du numérique (éditions Nuvis), paru en janvier dernier, Maître Yann-Maël Larher répond à la question suivante : quel sera le futur du travail et de l’entreprise à l’heure de la transformation numérique ? Il revient sur les principales pistes avancées dans son livre. L'avocat Yann-Maël Larher est l'auteur d'un ouvrage intitulé "Le droit du travail à l'heure du numérique".

1. Quelles sont les nouvelles opportunités offertes aux salariés et aux entreprises par l’avènement du numérique ?

Les nouvelles technologies sont avant tout porteuses d’efficience : si je n’ai pas besoin de me déplacer pour assister à une réunion, je gagne le temps que je n’aurais pas à consacrer à mon trajet aller-retour. Autre possibilité offerte par les outils numériques : un salarié peut échanger avec un interlocuteur qui se trouve à l’autre bout de la planète sans bouger. Dans ce cas précis, outre le gain de temps qu’il représente pour l’individu, le numérique est bénéfique pour l’entreprise, qui économise le coût du billet d’avion, mais aussi pour la collectivité, car il s’inscrit dans une logique de développement durable, avec moins de CO2.

Les individus désirent de plus en plus que leur rythme de travail s’adapte à leur rythme biologique et familial et non l’inverse. Le numérique peut justement permettre d’intégrer le rythme de travail de chacun dans une organisation globale. Avant, les travailleurs étaient comme enchaînés à leur bureau face à leur téléphone fixe. Aujourd’hui, ils peuvent passer un coup de fil et marcher en même temps.

2. A contrario, quels risques représente l’irruption de ces nouvelles technologies dans le monde du travail ?

La principale menace du numérique est de faire peser une trop grande surveillance sur les collaborateurs. Cette tendance à vouloir tout contrôler, cette volonté de savoir à quel moment les salariés font telle ou telle action, est dangereuse.

Les autres risques ne sont pas portés par le numérique en soi mais découlent de ses usages et sont plutôt d’ordre organisationnels, comme la remise en cause du droit à la déconnexion. En période de pandémie, on peut passer douze heures par jour devant son ordinateur, huit heures pour le travail et quatre heures pour le loisir. Cette vie connectée peut avoir des conséquences sur la santé des travailleurs (maux liés à la sédentarité, problèmes de vue).

Pour les entreprises, des risques existent aussi en termes de cybersécurité. Plus on a de données et plus les gens sont mobiles, plus les données sont volatiles et plus les risques de fuite augmentent.

3. Quels garde-fous juridiques existent pour contrer ces menaces ?

Le droit du travail n’est pas pensé pour l’économie numérique ; il s’inscrit dans la continuité du droit des usines. Les horaires de travail n’ont pas évolué depuis 100 ans alors que la façon dont on travaille a, elle, profondément changé. La comptabilisation des temps de pause reste, par exemple, identique pour tout le monde. Des ouvriers qui travaillent à la chaîne et des personnes qui travaillent devant un ordinateur ont des besoins différents notamment pour conserver de bonnes capacités de concentration.

Le droit du travail continue à protéger un certain nombre de personnes et d’encadrer un certain nombre de situations de façon très précise. Mais les attentes des collaborateurs, en termes de protection, ont beaucoup évolué et le droit du travail n’est pas toujours capable d’y répondre, ce qui donne lieu à des zones grises comme, par exemple, en matière de télétravail.

4. Justement, comment répondre à cette double exigence des salariés, à première vue contradictoire, d’individualisation du rapport au travail et de maintien d’une protection collective de leurs droits ?

La principale difficulté, c’est que le numérique permet d’individualiser les situations et que les salariés attendent donc une règle presque sur mesure pour eux. Ce qui est antinomique avec notre droit du travail français très descriptif, très précis. Or, quand on est trop précis, on ne peut pas encadrer toutes les situations. Une des solutions est de revenir à des principes plus généraux, qui pourraient s’appliquer à un plus grand nombre de situations, avec toujours une marge d’interprétation laissée aux juges.

Si on veut un droit du travail qui s’adapte aux collaborateurs, les protections qu’on a inventées ne tiennent plus. Les conventions collectives sont pensées par branche, ce qui n’a plus beaucoup de sens actuellement. Prenons l’exemple de la métallurgie : certains salariés y travaillent sur site comme il y a près de 100 ans et, à l’autre bout de la chaîne, se trouvent des professions intellectuelles, de plus en plus nombreuses, qui relèvent davantage de la convention Syntec [la convention collective applicables aux salariés des bureaux d’études techniques, des cabinets d’ingénieur-conseil, des sociétés de conseils, NDLR].

Le droit du travail est de plus en plus bavard, mais ce n’est pas pour autant qu’il protège mieux les Français. Plus on ajoute de la complexité, moins le droit est accessible. Je préconise des règles de droit plus simples, plus globales. A charge ensuite aux entreprises de conclure des accords plus spécifiques. Cette conciliation de règles générales nationales et de textes propres à chaque organisation permet, à la fois, de garder cet esprit collectif et d’être efficace sur le terrain.

5. Quel rôle les entreprises peuvent-elles jouer face à ces mutations induites par le numérique ?

De leur côté, les entreprises doivent laisser davantage de place à l’expression des individualités. Les collaborateurs ont envie que leur employeur prenne en compte qui ils sont. A travers l’émergence de communautés (de femmes par exemple…), les salariés recréent des collectifs à l’intérieur de leur entreprise et attendent de la reconnaissance. Ce droit d’expression devient encore plus essentiel à l’heure du numérique que le droit de grève.

La plupart des entreprises l’ont compris et, passée une certaine taille, disposent aujourd’hui de leur propre réseau d’entreprise : qu’un collaborateur puisse directement commenter, réagir, liker un post de leur dirigeant est bien différent de lire un simple mail. Sur un réseau social, l’absence de réaction est déjà une critique en soi. Les réseaux sociaux externes (Facebook, LinkedIn, Twitter…) poussent, eux aussi, les entreprises à libérer la parole en leur sein, à s’appuyer sur l’expérience vécue des candidats et des collaborateurs. Je le répète souvent, il vaut mieux discuter de tous les sujets en interne qu’attendre que la tension monte et finisse étalée sur la place publique car, dans cette situation, les salariés comme l’entreprise sont perdants.

6. Vous appelez de vos vœux une entreprise « physiquement libérée ». Qu’entendez-vous par là ?

Cela signifie une entreprise physiquement libérée des règles spatio-temporelles. Le numérique le permet mais les entreprises ne l’ont pas encore totalement intégré ou ne veulent pas forcément le voir. Pour de nombreux travailleurs, aller travailler signifie encore « aller au bureau ». Alors que cela devrait pouvoir se traduire en caricaturant par « aller chercher son café et ouvrir son ordinateur en pyjama ». On a tendance à associer le fait d’être assis à un signe de productivité mais on peut tout aussi bien passer un coup de fil allongé ou en marchant. Libérer l’entreprise, c’est se libérer de cette culture du présentiel héritée du fordisme. Cette disponibilité physique spatio-temporelle ne correspond pas avec le mode de fonctionnement de notre cerveau, qui n’est pas fait pour être sollicité en permanence sur une seule plage horaire.

7. Pourquoi, selon vous, la France a-t-elle adopté plus tardivement le télétravail que la majorité des autres pays ?

Le travail en France est influencé par le droit du travail qui dit qu’un salarié est à la disposition de son employeur. Or, on n’est pas à la disposition de son employeur quand on travaille à la maison. Etendre sa machine à laver entre deux conf call quand on travaille chez soi est jugé choquant, alors que cela ne devrait pas être le cas. Dans notre entreprise, nous ne sommes pas non plus à la disposition de notre employeur toute la journée, nous ne sommes pas tout le temps productifs : on consulte notre portable entre deux réunions, on discute à la machine à café…

Le monde du travail peine à s’affranchir de cette culture du présentiel qui vient de cette notion de mise à disposition, de disponibilité. Or, il faut reconnaître que les professions intellectuelles, pour bien travailler, doivent être non disponibles. Beaucoup de cadres disent avancer plus rapidement sur un dossier quand ils ne sont plus disponibles pour leur employeur, c’est-à-dire le soir et le week-end. Ce genre de situation est problématique et devrait nous ouvrir les yeux.

8. La crise sanitaire a-t-elle fait évoluer la position des employeurs et des pouvoirs publics sur la question du télétravail ? En quel sens ?

Avant la pandémie, de nombreux employeurs et salariés disaient que ce n’était pas possible de travailler à distance. Cet argument ne tient plus aujourd’hui. Les entreprises savent que cela fonctionne et se posent à présent une autre question : nos collaborateurs peuvent-ils télétravailler dans de bonnes conditions ? Certains salariés refusent de travailler à distance car ils ne disposent pas d’un bon environnement de travail chez eux et certaines entreprises refusent à leurs salariés le télétravail car elles ne sont pas satisfaites des résultats ainsi obtenus.

Nous en sommes encore aux balbutiements de l’adaptation des règles du travail en présentiel au travail en distanciel, car le télétravail a été improvisé par une majorité d’entreprises. Mais, ce qui est certain, c’est que la crise sanitaire a contribué à faire bouger les lignes à ce sujet.

9. Vous préconisez de conclure des accords plus ambitieux relatifs au télétravail dans les entreprises. Que devraient-ils contenir ?

Ce qu’il ne faut pas omettre c’est que le télétravail doit être associé avec une culture du résultat et non plus de la disponibilité sur site. On peut, par exemple, spécifier dans un accord d’entreprise les horaires de disponibilité des salariés travaillant à distance, en instaurant des plages horaires plus restreintes durant lesquelles ils peuvent être joints par téléphone. Ces accords doivent avoir pour objectif de laisser plus de latitude et de flexibilité au collaborateur pour organiser sa journée de travail.

On doit également intégrer des outils adaptés à la collaboration, ne pas oublier de former les collaborateurs à ces outils et, enfin, penser l’accompagnement les managers dans cette nouvelle forme d’organisation. Les accords sur le télétravail peuvent également intégrer une réflexion plus globale sur le dialogue social à l’intérieur de l’entreprise supporté par les outils numériques.

Bien s’équiper pour bien recruter