« La data RH est un précieux repère dans un monde qui change »
D’ici 2035, la data RH va prendre une place incontournable dans le recrutement. Noémie Sichel-Dulong, VP Global Talent Acquisition chez Doctolib, nous explique comment elle en fait déjà un outil d’efficacité.
Combien de personnes recrutez-vous chaque année chez Doctolib ?
Noémie Sichel-Dulong : Doctolib compte environ 3 000 salariés, répartis sur 4 pays : essentiellement en France et en Allemagne, mais aussi en Italie et aux Pays-Bas. En 2024, nous avons recruté 1 000 collaborateurs et en 2025, nous serons autour de 900 recrutements. Ce sont principalement nos équipes techniques qui grossissent (engineering, data, produit) ; les autres recrutements (commerce, fonction support…) sont davantage liés à des remplacements. On devrait rester sur cette tendance pour les prochaines années.
Comment votre équipe recrutement s’organise-t-elle pour gérer de tels volumes ?
N. S-D. : Au sein de l’équipe People de Doctolib, l’équipe recrutement compte 60 personnes. Elle est composée de recruteurs opérationnels, organisés en clusters locaux (pour les recrutements de commerciaux par pays) et globaux (pour les recrutements tech et product sur toutes zones). Mais également d’une équipe transverse, que j’ai baptisée Talent Acquisition Excellence et qui s’occupe à la fois de la partie compliance, éthique, formation des recruteurs et des hiring managers, et du reporting à partir des data.
Quel type de données RH suivez-vous ?
N. S-D. : Depuis sa création, en 2013, Doctolib a immédiatement compris que la donnée était un outil riche et puissant pour piloter ses recrutements. On a commencé par tous les éléments liés à la gestion du temps lors du processus de recrutement, qui sont relativement simple à mesurer : time to hire, time to fill, time to schedule… On suit aussi depuis longtemps les volumes de candidats : combien de candidats a-t-on au départ pour un poste donné ? Quels sont les taux de conversion d’une étape à l’autre du recrutement ? D’où proviennent les candidatures : inbound, outbound, cooptation, mobilité interne ? Toutes ces informations nous permettent de transmettre un rétroplanning détaillé aux managers dès qu’ils expriment un besoin : «Tu veux recruter 30 personnes sur un projet ? Il va nous falloir tant de temps et tant de candidats. »
L’étape suivante a été de travailler sur la recruiting capacity : de combien de recruteurs a-t-on besoin pour effectuer ces recrutements ? Pour cela, on se base sur des données historiques : par exemple, on sait qu’un recruteur qui recrute des commerciaux, en France, peut en embaucher cinq par mois, sauf durant les mois creux (août, décembre, janvier) où l’on applique une décote. Ce calcul nous donne la capacité de recrutement d’un recruteur de commerciaux, en France, à l’année.
Une bonne donnée, c’est une donnée qu’on sait expliquer et dont on sait qu’elle va avoir de l’impact.
Nous mesurons aussi le coût par recrutement. C’est très intéressant parce que ça nous permet d’expliquer la différence de coût de recrutement d’un cluster à l’autre. Par exemple, c’est beaucoup plus cher de recruter en tech qu’en sales et ça s’explique parce que les recrutements de profils techniques prennent plus de temps et que ces candidats sont plus rares sur le marché. Concrètement, on y intègre toutes les données de talent marketing, le coût des jobboards, les actions autour de la marque employeur…
Enfin, nous combinons ces données fournies par notre ATS à celles de notre SIRH, comme le taux d’attrition ou le nombre de ruptures de périodes d’essai. Cela nous permet à la fois de mieux anticiper les recrutements à lancer et d’analyser les raisons de ruptures de périodes d’essai pour en sortir des enseignements applicables à nos recherches de candidats.
Quel intérêt voyez-vous à se baser sur ces données ?
N. S-D. : Parce qu’on ne veut pas avancer à l’aveugle. Lire les données nous permet d’allouer nos efforts là où ils ont le plus d’impact : on évite de perdre du temps sur certaines activités, on accélère certains processus sans sacrifier la qualité et on objective nos décisions. Piloter en temps réel notre activité permet d’améliorer la rapidité avec laquelle on recrute, mais aussi l’expérience candidat, pour in fine être mieux aligné avec les priorités du business.
Avez-vous des exemples où l’analyse des data vous a permis d’améliorer l’efficacité de vos recrutements ?
N. S-D. : Si les données montrent que l’on passe trop de temps au début du process de recrutement, cela veut dire que les candidatures ne sont pas assez qualifiées. Peut-être parce qu’on est trop générique dans la présentation du job, peut-être parce qu’on a publié l’offre d’emploi au mauvais endroit… On va alors chercher à faire du qualified inbound, à avoir des candidatures plus qualifiées pour passer moins de temps et embarquer des candidats plus proches de ce dont on a besoin. En bref, faire passer moins d’entretiens et raccourcir notre time to fill.
On peut aussi faire l’inverse : partir d’un problème et utiliser la data pour mesurer si on a réussi à le résoudre. À titre d’exemple, on s’est aperçu que le turnover dans les 6 premiers mois était trop élevé sur certaines populations. C’était comme remplir un panier percé. Nous avons donc revu notre logique : être plus exigeant dans la manière d’évaluer les candidats, quitte à ralentir le rythme des embauches. Cette stratégie a été payante, puisque dans les mois qui ont suivi, on a dénombré moins de ruptures de périodes d’essai.
La donnée est-elle amenée à devenir centrale dans le recrutement d’ici 2035 ?
N. S-D. : Oui, car on a besoin de ces éléments chiffrés pour conclure objectivement qu’un recrutement est réussi ou pas. Tout l’enjeu est de bien choisir ses données. Une bonne donnée, c’est d’abord une donnée qu’on sait expliquer, et c’est une donnée dont on sait qu’elle va avoir de l’impact. Pour définir quels KPI sont les plus pertinents, il est nécessaire de se mettre autour de la table avec la direction et l’équipe People.
Ensuite, il ne faut pas oublier que la donnée en soi ne sera jamais suffisante, car les chiffres sont sujets à interprétation. Il faut toujours se demander : qu’est-ce-que cela veut dire ? C’est ce que nous faisons chaque mois, lorsque nous présentons au Comex la Talent Acquisition Performance Review, qui reprend les chiffres clés et ce que j’appelle « Story behind the number », où nous mettons en perspective la donnée.
Enfin, il ne faut pas avoir peur d’arrêter de suivre certains indicateurs, d’en suivre de nouveaux, d’en combiner certains avec d’autres, au gré de l’évolution de vos enjeux business. On ne recrute pas aujourd’hui comme il y a 5 ans. Un exemple : en 2020, on recrutait massivement des profils assez généralistes, des Full Stack Engineers et nos enjeux étaient de pur volume. Nous pouvions mutualiser nos recherches, nous avions d’ailleurs structuré notre équipe avec des sourceurs qui alimentaient le top of funnel, puis redispatchaient aux recruteurs en fonction de leur disponibilité. En 2025, ce n’est plus ce dont on a besoin : on cherche des experts pointus : des data scientists, des ingénieurs IA… Ce n’est plus le volume qui compte, c’est notre capacité à évaluer correctement les candidats et à bien former nos hiring managers au recrutement de ces nouveaux profils.
Quelle donnée supplémentaire aimeriez-vous mesurer à l’avenir ?
N. S-D. : La liste des indicateurs que l’on suit est déjà exhaustive : en plus des données que j’ai citées, on regarde également le candidate Net Promoter Score, l’indice de satisfaction des candidats… Mais il y a un KPI que nous aimerions beaucoup pouvoir mesurer avec précision, c’est la qualité du recrutement. Mais comment juge-t-on de la qualité d’un recrutement ? La vérité, c’est que celle-ci diffère selon ce qu’on attend des personnes qui nous rejoignent et en fonction de la stratégie de l’entreprise : est-ce qu’on cherche à faire du volume et que l’on se soucie peu d’avoir des personnes qui partent au bout de deux ans ? Est-ce qu’on veut des personnes engagées sur le long terme ?
L’autre question est : est-ce que les données pour évaluer la qualité d’un recrutement existent vraiment ? Aujourd’hui on a pris le parti de dire que si la personne recrutée est au niveau attendu, elle va rester longtemps dans l’entreprise et elle sera performante. Pour mesurer cela, nous nous basons sur les données d’attrition dont on a parlé, les données de performance (qu’on évalue tous les trimestres) et les données d’engagement (mesuré à travers nos enquêtes mensuelles). Mais nul doute qu’on pourrait encore affiner cette mesure du quality of hiring.
Une autre chose qui pourrait être intéressante, c’est de concilier les données de staff plan, donc les données budgétaires, avec les data recrutement. Pour le dire autrement : mesurer finement, en temps réel, où on en est dans la réponse aux besoins de recrutements estimés sur une année. C’est très difficile à faire, surtout dans une entreprise comme la nôtre, assez fluctuante, où on peut revoir la nature et la quantité des besoins en cours d’année.
Comment le recrutement devra-t-il s’adapter, selon vous, au monde du travail en 2035 ?
N. S-D. : Si quelqu’un a une réponse exacte à cette question, je serais prête à tout pour l’avoir ! C’est difficile à dire quand on voit à quel point, en six mois, le marché du travail, le rapport au travail et les progrès de l’IA transforment les entreprises. Ce qui est certain, c’est que celles qui réussiront le mieux sont celles qui seront extrêmement flexibles, ne s’enfermeront pas dans leurs process et mettront l’innovation au cœur de leur organisation.
Si on revient sur la donnée, celle-ci sera précieuse comme repère dans un monde qui change. Mais mon autre certitude est que le recrutement restera une affaire d’humain. Un candidat peut cocher toutes les cases, si on ne se voit pas travailler avec lui, il y a peu de chances qu’on réussisse ensemble. La donnée sert à débiaiser notre jugement, à objectiver, mais l’instinct du recruteur reste important. C’est la combinaison des deux qui conduira au succès du recrutement.