Congé menstruel, télétravail… Comment lever le tabou des règles douloureuses au travail
Retours d’expérience de la mairie de Saint-Ouen et de l’entreprise We are Jolies, qui ont toutes deux mis en place plusieurs dispositifs pour faciliter la vie de leurs collaboratrices pendant leurs règles.
Après les préfectures du Rhône et de l’Isère, celle de Loire-Atlantique a demandé aux collectivités proposant le congé menstruel à leurs agentes de mettre fin à ce dispositif au motif qu’il est illégal. Il n’existe en effet pas de cadre juridique, en France, à ce sujet, même si plusieurs parlementaires ont déjà fait des propositions de loi en ce sens restées lettres mortes. Dernière en date, celle à l’initiative du député d’Ille-et-Vilaine Mickaël Bouloux (PS), déposée le 1er avril 2025, visant à créer un arrêt de travail indemnisé et un aménagement en télétravail pour menstruations incapacitantes. Le texte propose d’instaurer un congé maladie sans jour de carence pour les femmes souffrant de règles douloureuses rendant impossible toute activité professionnelle.
Un éventail de dispositifs pour s’adapter à plus de 140 métiers
Certains employeurs ont décidé de ne pas attendre une loi pour mettre en place un programme qui facilite le quotidien de leurs collaboratrices pendant leurs règles. C’est le cas de la mairie de Saint-Ouen-sur-Seine, première commune française à avoir instauré un arrêt menstruel, en 2023.
« Ce dispositif s’inscrit dans un plan d’actions global destiné aux femmes souffrant de règles incapacitantes, retrace Antoine Raisseguier, directeur général adjoint de la ville, en charge des ressources humaines. Fin 2022, après avoir pris connaissance d’une loi espagnole portant sur le congé menstruel et d’un sondage révélant que 53% des salariées françaises souffraient de règles douloureuses, notre maire, Karim Bouamra, a souhaité réfléchir à ce qui est souvent un impensé total dans les organisations : les conséquences de la vie biologique des femmes sur leurs conditions de travail. Des règles incapacitantes (douloureuses, abondantes…) sont une entrave à l’activité professionnelle des femmes : elles affectent leur engagement au travail, voire causent des absences régulières, ce qui peut avoir un impact sur leur carrière et sur leurs revenus (jours de carence en cas d’arrêt de travail classique). Ces règles douloureuses pèsent aussi sur la santé psychologique et physique des femmes. »
Face à ce constat, la mairie de Saint-Ouen a mis en place tout un arsenal d’actions de sensibilisation et de prévention autour des règles, assorti de quatre types de mesures pour ses agentes souffrant de règles incapacitantes :
- Des aménagement physiques de poste : pour les postes administratifs, il s’agit de bureaux permettant de travailler debout ou assis. La collectivité fournit aussi gratuitement à ses agentes des ceintures de gel chauffant, des trousses à pharmacie, des serviettes périodiques ;
- L’extension du nombre de jours de télétravail ;
- L’aménagement du temps de travail : réduction du temps de travail les jours de règles, avec la mise en place de semaines hautes et de semaines basses ;
- L’arrêt menstruel : jusqu’à deux jours plein (ou quatre demi-journées) d’absence rémunérée par mois sur présentation d’un certificat médical délivré par un professionnel de santé.
La mairie emploie 385 femmes âgées de 16 à 45 ans. Parmi elles, 47 bénéficiaient du congé menstruel en 2024, soit une augmentation de 50% en l’espace d’un an. « Il était nécessaire de proposer cette diversité de solutions, car nous comptons plus de 140 métiers différents, de l’auxiliaire de puériculture à la policière en passant par les agentes administratives ou les Atsem. Il fallait trouver des dispositifs adaptés à chaque situation », explique Antoine Raisseguier.
« On s’est demandé pourquoi on ne l’avait pas fait avant ! »
Le congé menstruel n’est pas réservé au secteur public. Carrefour, L’Oréal et dernièrement Solimut Mutuelle France : plusieurs entreprises proposent également à leurs collaboratrices des jours d’absence rémunérés en cas de douleurs liées aux règles. Cofondatrice de la marque de lingerie We are Jolies, Florie Ducamp-Albert a, elle, mis en place ce congé, il y a un an et demi : « On s’est demandé pourquoi on ne l’avait pas fait avant ! » confie-t-elle. Le congé menstruel est apparu comme une évidence pour les fondatrices de cette entreprise 100% féminine de 18 salariées. Le point de départ ? Une idée lancée par une collaboratrice : « Chaque mois, chacune présente une idée qui lui tient à cœur. Cette fois, c’était le congé menstruel. On a dit oui tout de suite, et ça nous a poussées à avoir un débat qui est allé bien plus loin que la question du congé menstruel, à savoir le cycle des femmes et ses répercussions sur le travail. »
Les deux fondatrices ont donc décidé d’intégrer à leur charte d’entreprise des mesures d’accompagnement à différentes expériences éprouvantes qui peuvent jalonner la vie d’une femme : IVG, parcours PMA, pré-ménopause, règles douloureuses.
Aux femmes qui souffrent de règles douloureuses, l’entreprise propose deux à trois jours de congés menstruels, sans jours de carence, sur présentation d’un certificat médical : « En réalité, on laisse la liberté à nos collaboratrices d’opter pour ce congé menstruel ou pour du télétravail menstruel. Car aller chez le médecin, demander un arrêt, avancer les frais de consultation peut être lourd et on ne prévoit pas toujours qu’on va avoir mal pendant ses règles. Le congé menstruel est adapté à certaines pathologies, comme l’endométriose, mais ne convient pas forcément à toutes. »
Un pari gagnant sur tous les tableaux
Si ce droit existe, aucune collaboratrice n’a actuellement recours au congé menstruel chez We are Jolies. En revanche, cinq collaboratrices ont bénéficié du télétravail menstruel, un à trois jours par mois, depuis sa mise en place. « Le système est basé sur la confiance : la salariée prévient son manager le matin même. Il n’y a aucun abus, constate Florie Ducamp-Albert. Nos collaboratrices apprécient de pouvoir adapter leur organisation, ça génère un sentiment de souplesse, de liberté, sans impression d’être mises de côté. Ça renforce aussi l’impression de travailler dans une safe place. »
Les bénéfices de cette politique RH sont nombreux, selon elle : « Elle contribue à cultiver une culture d’entreprise positive, bienveillante, un management basé sur la confiance. Elle témoigne de la considération apportée à nos collaboratrices. Et, en tant qu’employeur, on est persuadé que plus les salariés travaillent dans de bonnes conditions, plus ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. »
De son côté, Antoine Raisseguier ne voit également que des avantages à la mise en place de l’arrêt menstruel : « Nos agentes nous sont extrêmement reconnaissantes d’avoir mis en place ces actions qui les ont sorties de l’isolement dans lequel elles pouvaient se trouver. De manière plus générale, cette réflexion autour de la santé des femmes nous a permis de redynamiser toutes nos politiques de prévention. En termes de marque employeur, c’est également très positif : certaines de nos collègues ont postulé chez nous pour cette raison. »
Le faux argument d’un renforcement des discriminations
Que répondent ces employeurs aux personnalités politiques qui avancent qu’une loi sur le congé menstruel pourrait générer davantage d’inégalités professionnelles entre les hommes et les femmes, en créant par exemple des situations de discrimination à l’embauche ? « Ce type de discours inverse la problématique, car on sait que les différences biologiques se traduisent déjà par des inégalités professionnelles », estime Antoine Raisseguier.
Pour Florie Ducamp-Albert, c’est également un faux débat : « L’inégalité et les discriminations existent déjà : il n’y a qu’à voir l’impact de la maternité sur la carrière des femmes. C’est important de faire une place à la différence des femmes dans le monde du travail. Les générations précédentes ont parfois gommé ces différences, il fallait que les femmes ressemblent aux hommes pour réussir professionnellement. Aujourd’hui, on croit davantage à la complémentarité des hommes et des femmes dans le travail et c’est une bonne chose, mais il faut rappeler qu’on n’est pas égaux, pour travailler à corriger ces inégalités. »