« En 2035, moins de bras et de cerveaux pour faire tourner l’économie »
L’économiste Maxime Sbaihi, auteur d’une note remarquée pour le Haut-commissariat à la stratégie et au plan, revient sur les conséquences qu’aura la baisse de la natalité sur le marché de l’emploi.
A quoi ressemblera la population active en 2035 ?
Maxime Sbaihi : En 2035, la population active devrait avoir commencé à décliner. Nous assistons déjà à des départs massifs du marché du travail, avec l’arrivée à la retraite de la génération du baby-boom. D’ici 10 ans, les derniers baby-boomers vont partir, vidant le marché du travail de ses effectifs. Dans le même temps, la baisse de la natalité, entamée il y a 15 ans, et qui se voit déjà dans les écoles, les collèges, les lycées et très bientôt dans les universités, touchera le marché du travail. En 2035, nous sentirons la raréfaction des ressources humaines provoquée par la conjonction de ces deux phénomènes. Nous nous retrouverons alors dans une situation tout à fait inédite : la population active va se mettre à décliner au niveau national, même avec des soldes migratoires positifs. Nous avons longtemps pensé que la ressource humaine était quelque chose d’abondant, de disponible, en constant renouvellement. Ce n’est plus le cas. Nous entrons dans un nouveau monde de rareté, nous aurons moins de bras et de cerveaux pour faire tourner l’économie, il va falloir s’adapter.
Autour de quelle année se produira le point de bascule ?
M.S. : Tout dépendra des flux migratoires. Si nous arrivons à augmenter l’immigration pour compenser ce déséquilibre démographique, nous pourrons le repousser d’autant plus. Il sera aussi possible de retarder ce moment de bascule si les réformes des retraites vont dans le sens d’un allongement de la durée de travail à l’échelle d’une vie. Mais à quelques mois ou années près, ce sera autour de 2035. Nous voyons déjà un certain nombre de nos voisins dans cette situation. L’Allemagne et l’Italie sont incapables de voir leur population active croître sans immigration, car ces pays sont déjà sur un solde démographique négatif.
La pénurie de main d’œuvre existe déjà dans un certain nombre de secteurs. Quelle va être son ampleur en 2035 ?
M.S. : Tout dépendra des flux par filières dans notre système éducatif. Dans les métiers médico-sociaux, la situation va être très compliquée : d’un côté, la demande de service à la personne va croître beaucoup en raison du vieillissement de la population, et de l’autre la main d’œuvre va se raréfier. Dans certains métiers, le déséquilibre démographique se fera de plus en plus sentir, comme dans l’industrie, sur des métiers d’ingénieurs et de techniciens, qui sont déjà dans une situation pénurique. Mais dans le même temps, nous avons des domaines comme les sciences sociales avec beaucoup d’étudiants face à des débouchés qui ne sont pas toujours à la hauteur des effectifs.
L’enseignement supérieur a longtemps été pensé pour une jeunesse abondante, où tous les métiers et toutes les filières étaient ouvertes. Aujourd’hui, le besoin d’orientation est beaucoup plus criant pour faire en sorte que cette jeunesse qui se raréfie aille dans des filières où il y a des débouchés qui soient à la fois rémunérateurs, valorisants et qui servent à l’économie.
Les jeunes diplômés ont actuellement beaucoup de mal à s’insérer sur le marché du travail. A quoi est-ce dû, selon vous ?
M.S. : Ce que nous commençons à voir aujourd’hui, c’est la conséquence de la dévalorisation des diplômes. Nous n’avons jamais eu une proportion de bacheliers sur une classe d’âge aussi élevée et nous sommes en train de surproduire des diplômés. Tout ça mène à un gros décalage entre les besoins immédiats de l’économie et la capacité de notre système éducatif à former les gens. Par exemple, nous avons beaucoup de mal à faire comprendre aux jeunes qu’ils peuvent tout de suite entrer sur le marché de travail en tant que technicien, sans forcément faire trois ans de plus pour obtenir le diplôme d’ingénieur. Ils seront d’ailleurs aussi bien payés qu’un ingénieur, voire plus, en se formant au long de leur vie. En France, on a encore cette image que le diplôme est une protection contre le chômage. Mais aujourd’hui, la démographie est en train de se charger de faire disparaître le chômage de masse. Ça demande donc de repenser la valeur des diplômes au vu de ces grandes métamorphoses démographiques. Car le risque, c’est qu’on manque de travailleurs avant de manquer de travail, et ça c’est tout à fait nouveau.
Comment les entreprises vont-elles pouvoir trouver la main d’œuvre dont elles ont besoin dans ce contexte ?
M.S. : L’emploi des seniors va devoir devenir une priorité. Les seniors sont une main-d’œuvre précieuse, qui a de l’expérience et qui n’est pas si facile à remplacer. On doit donc se poser la question de la gestion des salariés proches de la retraite. Il vaut mieux continuer à les former, les garder plus longtemps dans l’entreprise, plutôt que de chercher à les remplacer.
Les entreprises vont aussi devoir mieux accompagner les jeunes parents, en leur permettant de réconcilier vie professionnelle et vie personnelle, avec, par exemple, un aménagement des heures de travail pour les parents de jeunes enfants. On dit aussi souvent que le télétravail est bon pour les familles, les études montrent que c’est aussi bon pour la fécondité. Il va falloir que les entreprises intègrent beaucoup mieux la question de la parentalité pour fidéliser davantage leurs salariés.
Cette raréfaction de la main-d’œuvre va-t-elle conduire les entreprises à augmenter les salaires pour attirer les talents ?
M.S. : Les entreprises vont devoir devenir extrêmement compétitives pour attirer et fidéliser les talents. Dans ce contexte, la théorie économique voudrait que les salaires augmentent. Mais le problème, c’est qu’il manque tout simplement les profils. Il ne suffit pas d’augmenter le salaire autant que vous voulez pour faire venir dans votre région les personnes qualifiées et diplômées dont vous avez besoin. Plus qu’augmenter les salaires, cette situation de pénurie va conduire les entreprises à élargir leur horizon de recrutement et à davantage fidéliser leurs salariés pour ne pas les perdre trop vite.
Faut-il recourir davantage à l’immigration pour combler le manque de main-d’œuvre ?
M.S. : Oui, la question de recruter à l’étranger va se poser. Si je n’ai plus le profil idoine pour ce poste, est-ce que je ne vais pas aller le recruter hors de nos frontières ? Mais il faut faire attention car l’immigration, c’est un pansement économique. Ça permet de manière assez immédiate de compenser le manque d’actifs mais, à terme, ça ne règle pas le problème de la dénatalité. Au-delà de ça, se pose aussi la question de l’intégration. L’équation est beaucoup plus large que le simple point de vue économique.
Est-ce que l’IA peut faire partie de la solution ?
M.S. : Oui, la crise démographique va poser la question de la substitution capital-travail, notamment à travers la robotisation. On peut penser que l’intelligence artificielle représentera une formidable opportunité pour compenser par la qualité, par la productivité, ce qui va nous manquer en quantité de main-d’œuvre. Dans certains métiers, c’est déjà le cas. Mais au niveau national, c’est la grande inconnue. D’autant que sur un certain nombre de secteurs, je parlais du médico-social par exemple, l’IA ne peut pas faire grand chose dans le manque de main-d’œuvre. Dans les métiers à interface humaine, c’est très difficile d’imaginer que l’IA va pouvoir combler les manques de main-d’œuvre. Nous ne pouvons nous passer des humains pour prendre soin des humains.
Quelle est la solution pour sortir de cette situation alors ?
M.S. : Il n’y a pas de solution magique, il y a un changement de culture à avoir au niveau des décideurs et des entreprises. Une prise de conscience sur le sujet de la démographie doit s’opérer, je constate un véritable « déni de démographie » en France. Dans les entreprises, on voit encore beaucoup trop souvent des responsables des ressources humaines qui réfléchissent comme si on était dans les années 80 et qui n’ont pas intégré la déclin de la population qui est déjà une réalité dans certaines de nos régions. Nous devons faire prendre conscience aux décideurs publics et privés que le monde a changé, que la démographie s’est retournée, que ça demande une gestion beaucoup plus fine des ressources humaines et de faire des choix qu’on n’avait pas à faire avant.
Cette situation n’est pas propre à la France. Est-ce que certains pays arrivent à s’en sortir mieux que d’autres ?
M.S. : Ceux qui s’en sortent plutôt bien sur le plan économique, ce sont les pays immigrationnistes, comme les États-Unis, le Canada, l’Australie. Si l’on regarde les chiffres de l’OCDE, eux vont échapper à la contraction de leur population active. A l’inverse, les pays qui vont le plus le subir, c’est la Corée et la Chine, qui vont perdre plus du tiers de leur population active sur les décennies à venir. En Chine, cela fait longtemps que la natalité baisse et que le vieillissement de la population s’accélère. Résultat, la population est déjà en train de se contracter. C’est un pays qui est en train de devenir vieux avant d’être riche. Non seulement la Chine doit affronter le problème de retraités sans retraite, mais en plus elle a de moins en moins de jeunes pour faire tourner son économie. Et l’immigration n’est pas un réflexe, ni une tradition, elle mise donc tout sur le pari de la robotisation. La Corée du Sud, elle, s’ouvre doucement à l’immigration pour soulager ses métiers en tension, mais avec le taux de fécondité le plus bas du monde, à 0,7 enfants par femme, elle va perdre la moitié de sa population d’ici la fin du siècle.

Maxime Sbaihi
Economiste et directeur stratégique du Club Landoy
Il a publié en septembre 2025 une note pour le Haut-commissariat à la stratégie et au plan, intitulée « Des écoles au marché du travail : la marée descendante de la dénatalité ». Directeur stratégique du Club Landoy, Maxime est aussi l’auteur de l’ouvrage « Les Balançoires Vides, le piège de la dénatalité », sorti en janvier 2025 aux Editions de l’Observatoire.