« Le marché du travail revient à une situation normale »

Créations d’emploi, hausse de la productivité, prévisions pour 2026… L’économiste Eric Heyer, directeur du département analyse et prévision à l’OFCE, livre une analyse sans concession sur la situation économique de la France.

Eric Heyer, directeur OFCE
Pour Eric Heyer, les hausses de salaire actuelles sont significatives par rapport à l’inflation. © Hellowork

Selon les chiffres de la Dares, l’emploi salarié privé est resté stable au deuxième trimestre. Est-ce la preuve que le marché de l’emploi français résiste malgré les incertitudes géopolitiques, économiques et l’instabilité politique ?

Eric Heyer : Oui, ça résiste, c’est vrai. Mais c’est parce que nous revenons à une situation « normale » du marché du travail. Pendant toute la crise sanitaire et la crise énergétique, disons de 2020 à 2023, le marché du travail a été « extraordinaire » : très peu de croissance et énormément d’emplois créés. En temps normal, les salariés sont de plus en plus productifs d’année en année, et il faut donc un certain niveau de croissance pour commencer à créer des emplois. Avant la crise, il fallait un minimum de 0,9 % de croissance annuelle pour créer des emplois, car on observait 0,9 % de gains de productivité du travail. Sur la période 2020-2023, même sans croissance, nous créions beaucoup d’emplois. On pouvait se dire que c’était génial ; le gouvernement parlait d’ « un enrichissement de la croissance en emplois » ; mais nous, économistes, on disait qu’on perdait en productivité. Or ces gains de productivité sont importants car c’est ce qui permet aux entreprises de distribuer du pouvoir d’achat. Sans gains de productivité, vous ne pouvez pas augmenter les salaires au-delà de l’inflation.

Quelle a été la conséquence de cette baisse de la productivité ?

Quand il y a une chute de productivité, il faut bien que quelqu’un la paie. Soit ce sont les salariés, via une perte de pouvoir d’achat ; soit les entreprises, en rognant leurs marges ; soit l’État, via une dégradation des finances publiques. Durant cette période 2020-2023, deux acteurs ont perdu : les salariés (en moyenne, les salaires n’ont pas suivi l’inflation ; aujourd’hui encore, le salaire mensuel de base a perdu environ 2 % de pouvoir d’achat) et l’État (avec des déficits très importants). Les entreprises, d’un point de vue macroéconomique, n’ont pas perdu : leurs marges sont restées stables, voire ont légèrement augmenté selon les secteurs.

Maintenant que les déficits sont trop importants et que les salariés veulent rattraper le pouvoir d’achat qu’ils ont perdu, on se tourne vers les entreprises. Mais elles, elles ne veulent pas supporter la perte de productivité, elles veulent ajuster l’emploi à l’activité pour refaire de la productivité. Cela signifie que, désormais, il faut à nouveau de la croissance pour créer des emplois.

C’est ce que montrent les chiffres aujourd’hui ?

Oui. Au deuxième trimestre, nous avons eu 0,3 % de croissance et nous avons créé zéro emploi. Si nous annualisons ces chiffres, cela fait 1,2 % de croissance, pour zéro emploi créé, alors qu’avant, le seuil était à 0,9 %. Nous sommes passés d’une croissance très riche en emplois à une croissance qui n’en crée plus. Mais grâce au retour des gains de productivité que nous observons depuis 2023, les entreprises peuvent redistribuer des salaires au-dessus de l’inflation sans détériorer leurs marges. Les salariés récupèrent peu à peu une partie de leurs pertes de pouvoir d’achat. Les finances publiques vont se rétablir, en partie grâce à l’austérité. Désormais, la variable d’ajustement, c’est l’emploi : on va créer beaucoup moins d’emplois. Et si on crée peu, voire zéro emploi, avec une population active qui continue d’augmenter, le chômage devrait remonter.

Au final, nous sommes passés d’une période – jusqu’en 2023 – où les gagnants étaient les outsiders (les chômeurs qui retrouvaient un emploi) et les perdants les insiders (perte de pouvoir d’achat pour les salariés), à la situation inverse aujourd’hui : les insiders vont rattraper leur retard, tandis que les outsiders risquent d’être plus nombreux en tombant au chômage. Et puisqu’il y a dans le même temps des mesures d’austérité — par exemple la réforme de l’assurance-chômage —, les droits des chômeurs diminuent. Il risque d’y avoir une polarisation sur le marché du travail et des inégalités accrues entre insiders et outsiders.

Qu’est-ce qui pourrait permettre aux créations d’emplois de repartir à la hausse ?

Il faut plus de croissance. L’élément clé pour ça, c’est le retour de la productivité. Celle-ci va repartir à la hausse avec notamment la fin du financement par l’Etat de ce qui enrichissait la croissance en emplois, comme l’apprentissage et les aides aux entreprises.

Il va y avoir des défaillances d’entreprises, notamment les entreprises « zombies », qu’on a maintenues en vie pendant la crise. On était monté à plus de 160 000 « zombies » ; aujourd’hui, on en est à environ 106 000. Celles-ci pèsent sur la productivité. Petit à petit, elles vont disparaître, mais ça peut prendre du temps, avec la longueur des procédures et l’engorgement des tribunaux de commerce. Absorber un peu plus de 100 000 zombies, c’est de l’ordre de deux ans. Une partie des gains de productivité va continuer à venir de là, même s’il y aura, dans le même temps, des pertes d’emplois dans ces entreprises.

Qu’en est-il de l’apprentissage ?

Ces dernières années, le développement de l’apprentissage a aussi fait baisser la productivité. Si on diminue les aides publiques à l’embauche d’un apprenti, comme on le fait aujourd’hui en les passant de 8 000 € à 5 000 €, puis 2000 €, voire si on les supprime, l’apprentissage va baisser et mécaniquement, la productivité en moyenne va remonter.

Nous sommes montés à 1 million d’apprentis, aujourd’hui le chiffre se stabilise. Est-ce que ça va chuter ? C’est une prévision. Ce sera peut-être moins le cas que prévu si les entreprises ont pris goût à l’apprentissage, particulièrement sur des niveaux bac+3/4/5. Mais l’apprentissage coûte plus de 20 milliards d’euros ; dans un contexte où il faut trouver environ 120 milliards, je pense que l’apprentissage va finir par diminuer et que la productivité va redémarrer.

Voyez-vous d’autres facteurs qui expliquent que la croissance crée moins d’emplois d’avant ?

Sur les salaires, tout le monde est à peu près d’accord pour dire qu’aujourd’hui le travail ne paye pas assez, et donc il y aura des revalorisations salariales. C’est un coût pour les entreprises, qui ne pourront donc plus embaucher autant.

Un autre élément joue contre la hausse des créations d’emploi : la rétention de main-d’œuvre. Beaucoup d’entreprises ont gardé des salariés qu’elles auraient dû licencier par peur de ne pas retrouver leurs compétences. Ça a beaucoup résisté, plus que je ne le pensais, notamment dans l’industrie. Pendant la période d’inflation, ces entreprises ont fait passer dans la hausse des prix cette rétention de main d’œuvre, ce que la BCE a appelé « greedflation ». Maintenant que l’inflation retombe et que les aides s’arrêtent, cette rétention de main d’œuvre ne peut pas durer indéfiniment.

Sur les salaires, les dernières études publiées font état de hausses modérées pour la fin d’année et le début 2026. En quoi les salariés retrouvent-ils du pouvoir d’achat ?

Les hausses de salaire sont significatives par rapport à l’inflation. Celle-ci tourne autour de 1,4 %. Si les NAO (négociations annuelles obligatoires) sont au-dessus, on redonne du pouvoir d’achat aux salariés, même si en réalité on rattrape une partie du pouvoir d’achat qu’ils ont perdu.

En moyenne, la perte de pouvoir d’achat a été d’environ 2 %, si l’on compare le salaire d’aujourd’hui par rapport à celui de 2022. Pour rattraper ça en deux ans, il faudrait autour de 2 % de hausse salariale en 2025 et 2,4 % en 2026, avec respectivement 1 % et 1,4 % d’inflation. Dans ce cas, on aurait zéro perte de pouvoir d’achat sur la période en moyenne.

Mais si on sort de la vision macro, on a d’un côté ceux qui sont payés selon le salaire minimum, qui lui est indexé sur l’inflation, et qui n’ont donc pas perdu en pouvoir d’achat, et de l’autre, les hauts revenus, qui ont un pouvoir de négociation, et qui donc ont aussi vu leur pouvoir d’achat progresser. Entre les deux, il y a une classe du milieu qui a perdu beaucoup : elle gagne trop par rapport au Smic pour être concernée par les indexations automatiques, pas assez pour avoir un pouvoir de négociation. C’est comme ça que durant cette période, nous sommes passés de 12 % de personnes au Smic à 17 %, non pas parce qu’on embauche massivement au Smic, mais parce que des salariés au-dessus du Smic ont été rattrapés par le salaire minimum. Ces personnes-là se sentent aujourd’hui déclassées.

L’un des arguments avancés par François Bayrou pour justifier la suppression de deux jours fériés, c’est que les actifs français travaillent moins que leurs homologues européens. Y a-t-il un problème de temps de travail en France ?

Il convient d’abord d’être extrêmement prudent avec les comparaisons internationales sur le temps de travail, tous les pays n’ayant pas la même définition. Cela dit, si nous comparons quand même les données de l’OCDE, nous voyons qu’à temps plein, les Français travaillent plutôt moins, et à temps partiel, ils travaillent plutôt plus. La France a aussi moins recours au temps partiel que d’autres pays. Par exemple aux Pays-Bas, 48% des salariés sont à temps partiel, contre 17% en France, et là-bas ceux qui sont à temps partiel travaillent 17-18 heures par semaine, contre autour de 21-22 heures chez nous. Donc, en moyenne pondérée, la France est dans la moyenne supérieure, il n’y a pas de problème de temps de travail.

Et la tendance, c’est que tout le monde a réduit son temps de travail, pas seulement la France. Mais nous avons été les seuls à réduire le travail à temps complet. Beaucoup de pays ont réduit le temps de travail en incitant au temps partiel, ce qui a un inconvénient de taille : vous demandez aux femmes d’assumer la baisse de la durée du travail, puisque ce sont elles qui sont davantage à temps partiel.

Une autre statistique sur le sujet est souvent citée : la durée travaillée rapportée à la population en âge de travailler. Sur ce critère, il n’y a pas de problème spécifique en France entre 25 et 55 ans. Mais le taux d’emploi est plus faible chez les moins de 25 ans et chez les seniors, notamment les plus de 60 ans. Nous travaillons moins sur la vie entière car nous commençons plus tard et nous sortons plus tôt.

Donc ce qu’il faut à tout prix, ce n’est pas faire travailler davantage ceux qui travaillent déjà, mais attirer plus vite les jeunes et garder plus longtemps les seniors. La suppression de deux jours fériés ne règle rien à ça ; pire, elle accentue le sentiment qu’on ne vit plus de son travail, en faisant travailler plus sans payer plus. C’est une mesure qu’il ne faut pas prendre.

Comment voyez-vous la situation économique de la France à plus long terme ?

À long terme, la croissance d’un pays est tirée par votre population et par l’augmentation de la productivité. Mais dans beaucoup de pays, la population vieillit, et si les gains de productivité sont en berne, on bascule dans la stagnation séculaire [une faible croissance, voire une croissance nulle qui dure]. Face à cela, il est possible d’agir sur l’immigration ou l’augmentation du taux d’emploi des inactifs (chômeurs, jeunes, seniors…) pour tirer la population active, ou sur l’innovation, la R&D, l’éducation ou l’organisation du travail pour trouver des gains de productivité.

Aujourd’hui, c’est faux de dire qu’on ne crée pas assez d’emplois : on en a créé trop au regard de la productivité qui s’est effondrée. L’enjeu, c’est de refaire de la productivité. Mais si on fait de la productivité sans croissance en face, on détruit des emplois. A court terme, la croissance française va être affectée par la guerre commerciale, l’austérité budgétaire… Si l’unique priorité devient la dette, on coupe partout, y compris dans l’éducation et l’innovation, et les gains de productivité ne reviendront pas. Les entreprises tenteront alors de faire des gains de productivité, non pas via leurs investissements mais en ajustant fortement leur effectif à l’activité par des mesures de licenciement. C’est ça qui est dangereux.

Bien s’équiper pour bien recruter