« Les recruteurs doivent apprendre à penser avec l’IA »
Sébastien Guérin, directeur conseil de l’agence RecOps, décrypte l’irruption massive de l’IA dans le recrutement. Qu’est-ce que l’IA change, et qu’est-ce qui ne changera jamais dans le métier de recruteur ?
On parle beaucoup d’IA dans le recrutement, mais que se passe-t-il vraiment dans les entreprises ?
Sébastien Guérin : L’intelligence artificielle est entrée dans le recrutement par la petite porte, sans faire de bruit, via les usages spontanés et individuels des recruteurs. Rien d’officiel, mais tout le monde ou presque s’y met : ChatGPT, Perplexity, Claude, Mistral… L’étude Hellowork de 2025 le confirme : près de 8 recruteurs sur 10 utilisent déjà l’IA, surtout pour rédiger des offres (75 %), publier sur les réseaux sociaux (53 %), envoyer des messages aux candidats (44 %) ou encore écrire des compte-rendu d’entretiens (39 %).
En face, les candidats suivent le mouvement : 50 % s’appuient sur ces outils pour leur recherche d’emploi. Parmi eux, 73% utilisent l’IA générative pour rédiger une lettre de motivation, 47% pour se préparer aux entretiens et 37% pour réaliser des CV. Conséquence : on entre dans une logique où un CV rédigé par l’IA est lu par une IA. C’est le moment où il faut s’interroger sur la performance des pratiques et sur le rôle du recruteur.
On l’a déjà vu dans la prospection commerciale : l’automatisation fonctionne un temps, puis s’uniformise parce que tout le monde s’y met, et la performance chute. Aujourd’hui, les bons commerciaux reprennent leur téléphone et misent sur l’humain. En recrutement, nous en sommes là : l’IA est utile, mais ce qui fera la différence demain, c’est la relation. Plus on met de technologie, plus on automatise, plus l’humain devient indispensable et stratégique.
Cette interview est à retrouver dans notre livre blanc « 10 tendances qui vont changer le recrutement en 2026 »
Comment voyez-vous la multiplication des solutions IA à des fins de recrutement ?
S.G. : En 2025, c’est un peu le far west. On y trouve de tout : des éditeurs historiques qui ajoutent une « brique d’IA » de façade pour rester dans la course ; des start-up qui lancent des outils en mode boîte noire, flirtant avec des risques RGPD ou légaux ; des porteurs de projets sans expérience du recrutement, mais qui lèvent des fonds pour « révolutionner » le secteur. Ce n’est pas simple de s’y retrouver dans cette jungle qui brouille le marché.
Mais il y a aussi des acteurs solides qui émergent : certains ATS proposent désormais des fonctionnalités avancées : matching de CV, scoring, rédaction de scorecards, personnalisation des messages d’approche… Ces solutions apportent de vrais gains, mais l’adoption reste lente.
Devient-il urgent de former les équipes RH aux bons usages de l’IA ?
S.G. : Oui, absolument. Mais il ne faut pas seulement former sur l’outil. Les collaborateurs doivent apprendre à penser avec l’IA, à tester, questionner, remettre en cause les résultats. Cultiver une posture de curiosité critique.
Nous entrons dans un paradigme nouveau où les innovations technologiques se succèdent très vite. Attendre que ça se stabilise serait une erreur : ça ne ralentira pas. Les organisations doivent créer, dès maintenant, des espaces pour expérimenter quotidiennement, que ce soit dans les équipes RH mais aussi au niveau managérial.
À celles et ceux qui redoutent d’être remplacés par l’IA, que répondez-vous ?
S.G. : Plus les technologies progressent, plus nous aurons besoin d’humains pour les comprendre et en tirer le meilleur. Les organisations devront intégrer des experts capables de connecter l’IA à tout le système RH.
Je pense que l’IA va rapprocher les managers des candidats. Aujourd’hui, 76 % des managers ne sont pas formés au recrutement, ni à la marque employeur. Légalement, toute personne qui recrute devrait être formée aux biais et à la non-discrimination. Mais ce n’est pas le cas. Le recruteur de demain se recentrera sur l’échange, l’écoute et le coaching, auprès des candidats comme des managers.
Et les soft skills dans tout ça. Vont-elles devenir encore plus essentielles ?
S.G. : Plus que jamais. L’IA peut rédiger, trier, évaluer la technicité. Mais la relation humaine, la capacité à créer de la proximité, de l’émotion et de la confiance, ça ne se remplacera jamais.
Demain, il y aura deux types de recruteurs : les technophiles, capables de piloter les outils ; et les relationnels, centrés sur l’émotion et l’accompagnement. Paradoxalement, beaucoup de recruteurs craignent que leur métier disparaisse, alors qu’en réalité, l’IA va leur permettre de se concentrer sur ce qui fait vraiment la valeur de leur métier : l’humain.
En 2026, quels vont être les grands défis stratégiques pour les entreprises dans l’intégration de l’IA aux pratiques RH ?
S.G. : Pour moi, trois sujets brûlants se détachent. D’abord, la souveraineté technologique, pour éviter une dépendance à un fournisseur qui peut, du jour au lendemain, doubler ses prix. Ensuite, la compliance, c’est-à-dire garantir la conformité réglementaire (RGPD, IA Act…) et éviter les biais ou discriminations pour protéger notre société. L’Europe considère d’ailleurs qu’il y a un risque élevé d’utiliser de l’IA dans le recrutement et encadre les éditeurs pour limiter les risques. Ce n’est pas toujours le cas dans tous les pays, qui ont parfois fait sauter de nombreux verrous éthiques. Les procès aux États-Unis montrent que la responsabilité juridique peut être lourde et partagée entre éditeur et entreprise utilisatrice. Et enfin, la RSE, parce que l’IA a une empreinte environnementale colossale, que peu d’entreprises mesurent aujourd’hui.
Par où les entreprises peuvent-elles commencer pour réussir l’intégration de l’IA dans leurs pratiques ?
S.G. : C’est l’enjeu des années à venir. Aujourd’hui, chacun expérimente dans son coin. Si l’entreprise ne définit pas de règles claires, elle prend le risque d’incohérences, d’erreurs ou de dépendance. L’IA, ce n’est pas juste gagner du temps avec un outil. C’est réfléchir à la façon dont elle s’intègre dans une organisation et ses processus.
Dans le recrutement, si le choix est fait de s’appuyer sur l’IA pour trier, sélectionner, une chose est claire, c’est qu’il faut s’assurer de la qualité des données de départ qui vont déterminer les choix. Et il y a une règle simple : BIBO, « Bullshit In, Bullshit Out ». Si les données de départ sont obsolètes ou superficielles, les résultats le seront aussi. Pour avoir un matching réellement performant, il faut impliquer tout l’écosystème : candidats, recruteurs, managers et entreprises. La transparence des données devient clé.
Quels conseils donneriez-vous aux entreprises pour réussir cette transition ?
S.G. : D’abord, il faut s’entourer d’experts pour analyser les solutions et accompagner l’activation concrète, mais aussi pour tester, challenger, faire mûrir les pratiques. Ensuite, il faut se former en continu et expérimenter à petite échelle, avant de déployer à grande échelle. Par exemple, il est possible de consacrer du temps chaque trimestre à tester de nouveaux outils et comprendre leurs usages concrets. Et enfin, il est important de mesurer l’impact, en priorisant les outils qui améliorent réellement la qualité du recrutement (temps, expérience candidat, qualité des embauches).
Je pense aussi à trois pièges dans lesquels il est facile de tomber : la fascination technologique, qui consiste à adopter un outil surtout parce qu’il est « tendance » ; l’automatisation aveugle, c’est-à-dire croire que la machine peut remplacer le jugement humain ; et le retard d’appropriation, c’est-à-dire penser à tort que la situation va se stabiliser, donc attendre avant de prendre le train en marche. Parce que pendant ce temps, d’autres avancent et ce de façon durable.
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