Qui veut la peau de l’entreprise libérée ?
C’était trop beau pour être vrai. Après un emballement médiatique autour du concept d’entreprise libérée suite à la diffusion sur Arte du documentaire sur le « bonheur au travail » des voix s’élèvent pour dénoncer une imposture, ou du moins une communication un peu orientée autour de cette alternative au management traditionnel.
Le côté obscur de la libération
C’est François Gueuze, spécialiste des RH et du management, qui a allumé la mèche le premier dans un billet publié au mois de mai sur Parlons RH où il faisait entendre une voix discordante. Un article qui a déclenché un débat parfois animé. Depuis, d’autres tribunes se sont succédé pour apporter une vision plus critique du phénomène. Des articles à lire ou à relire sur Harvard Business Review, e-RH, Les Echos ou encore celui plus récent de Vincent Berthelot. Le débat continue également sur Jobsféric où un entrepreneur d’une entreprise libérée apporte un point de vue vraiment nuancé et intéressant en appelant à sortir des clichés sur l’entreprise libérée. Il ne s’agit pas juste de supprimer les postes de managers, mais bien de voir les choses autrement.
Au-delà du débat parfois enflammé, essayons donc de voir justement les choses autrement, en particulier les côtés positifs de la notion d’entreprise libérée (ou transformée). Car ce n’est pas tous les jours que les dogmes managériaux sont à ce point remis en question.
L’idée selon laquelle l’entreprise libérée serait une idéologie de plus dans le monde du management se défend aisément. Le management compte un nombre incalculable de gourous et de consultants qui voient dans l’intérêt autour de l’entreprise libérée une nouvelle occasion de vendre des prestations à des entreprises en plein doute. Mais ce n’est pas le plus important.
Les entreprises se libèrent quand elles sont face à un mur
Le doute, c’est sans doute le point commun de toutes les entreprises qui ont essayé de se libérer du « management à la papa » et des structures hiérarchiques pyramidales axées sur le contrôle des salariés. La plupart des entreprises dites libérées en sont arrivées là suite à une crise, une passe difficile pendant laquelle elles ont été obligées de tout remettre en question, y compris les dogmes les plus ancrés dans le fonctionnement des entreprises (voir notamment l’exemple de la biscuiterie Poult et le témoignage de la start-up Doyoubuzz). Le constat partagé des entreprises libérées c’est que l’organisation d’hier ne convient plus à l’économie d’aujourd’hui et à son accélération. Et surtout, ne l’oublions pas, les entreprises se libèrent car certains de leurs salariés sont malheureux, stressés et malades à cause du travail.
Pas une recette miracle, mais une voie à explorer
« La hiérarchie au feu et les managers au milieu ». Evidemment ce n’est pas si simple. Libérer l’entreprise ce n’est pas juste supprimer les postes de petits chefs. Comme de nombreux témoignages l’ont montré, la libération d’une entreprise ne se résume pas à un miracle organisationnel, une révélation quasi mystique qui réglerait tous les problèmes du jour au lendemain. Les difficultés économiques qui ont conduit à un processus de libération ne disparaissent pas comme par magie.
Et pas mal de salariés, surtout des cadres et des managers, ne se reconnaissent pas dans ce changement radical et finissent par claquer la porte plutôt que d’abandonner leur position de pouvoir. L’holacratie peut faire peur. C’est compréhensible et après tout le turn-over existe aussi dans les entreprises non-libérées, sans que ce soit un argument suffisant pour remettre en cause leur manière de manager.
Deux visions de l’entreprise s’affrontent
En réalité, derrière ce débat, deux visions de l’entreprise s’affrontent et c’est bien le plus intéressant. D’un côté, une vision anglo-saxonne, plus pragmatique et prompte à intégrer le changement quitte à ce qu’il soit violent (c’est le modèle agile des start-up qui est aussi encensé en ce moment). De l’autre, une posture franco-française qui alterne entre la révolution et le retour à un ordre ancien. On l’oublie souvent, les Anglais ont décapité leur roi bien avant nous et n’en parlent plus aujourd’hui.
En France, c’est plus compliqué. Nous sommes partagés entre l’envie de renverser le pouvoir et la nostalgie d’un chef tout-puissant, le désir rassurant d’un homme providentiel qui gérerait tous les problèmes. C’est la même chose dans les entreprises avec un rapport au management et à la hiérarchie très ambivalent. On réclame du changement, mais dès qu’il arrive, on est tenté de faire machine arrière. Résultat, c’est le statut-quo et toute notre économie patine avec sa croissance zéro.
Prenons ce qu’il y a de bon à prendre
Une entreprise avec une forte inertie hiérarchique et de telles méthodes ne peut pas être performante sur le long terme. Quel modèle d’entreprise voulons-nous ? Le principal mérite de l’entreprise libérée est de poser la question aux premiers concernés : les salariés. Ils ont le droit d’être plus heureux au travail et de participer à la construction d’un autre modèle de société.
Prenons donc ce qu’il y a de bon à prendre dans ces expérimentations en partageant les bonnes pratiques qui fonctionnent sur le terrain et en faisant le tri. Mais ne jetons pas le « bébé entreprise libérée » avec l’eau du bain. Alors plutôt que de demander « est-ce que ça marche vraiment l’entreprise libérée? », essayons de poser la question autrement : « comment faire pour que ça marche ? »