« Les recruteurs vont tous devenir des managers d’agents IA »
Comment les équipes RH et recrutement de Club Med utilisent-elles déjà l’IA ? Et demain ? Julien Denis, HR process & digital transformation, et Nadia Védrunes, directrice du recrutement et de la marque employeur, partagent leur expérience.
Quelle est la vision de Club Med sur le sujet de l’IA ?
Julien Denis : Très tôt, nous avons décidé d’être early adopter sur cette technologie. Nous avons acheté très vite des licences GPT pour avoir notre propre instance de chatbot, nous avons créé un département dédié à l’usage de l’IA, créé un comité éthique… Nous avons la conviction que l’IA est un produit disruptif, qui va changer notre manière de fonctionner, et cette vision était déjà portée par Henri Giscard d’Estaing [président de Club Med de 2005 à juillet 2025]. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraitre, dès le début, nous avions aussi la volonté d’adopter une approche assez humble de l’IA, c’est-à-dire faire de l’IA de supplémentation, au service de nos GO à travers l’outil GO Match par exemple, mais d’être très prudent sur la partie customer facing, en lien avec le client, que ce soit nos clients, nos prospects ou nos candidats.
Pourquoi cette prudence sur le recrutement externe ?
J.D. : Nous proposons un chatbot, appelé HappyBot, qui a une vocation d’information pour les candidats, mais c’est vrai qu’au-delà de ça, nous ne voulons pas aller trop vite dans l’intégration de l’IA sur cette partie externe. Pourquoi ? L’IA est quelque chose que la génération Z embarque complètement aujourd’hui dans son quotidien mais c’est aussi un outil qui peut causer des problèmes d’image aux entreprises qui en ont un usage débridé. Certaines marques de luxe en ont fait les frais après avoir publié sur les réseaux sociaux des images générées par IA. D’où notre volonté de rester un smart adopter de l’IA pour ne pas nuire à notre image de marque. Cette approche humble de l’IA est absolument cruciale.
Cette interview est extraite du livre blanc « 10 tendances qui vont changer le recrutement en 2026 »
Allez-vous accélérer votre l’usage de l’IA en 2026 sur la partie recrutement ?
Nadia Védrunes : Nous nous donnons deux objectifs pour 2026. D’abord, ajouter de l’IA dans les outils qu’utilisent les recruteurs au quotidien. Notre équipe de recrutement est en train de se professionnaliser sur beaucoup de choses ; nous développons, notamment, les entretiens par compétence, ce que peuvent nous aider à faire nos outils de recrutement enrichis à l’IA. Nous proposons au recruteur des formulaires d’entretien en fonction des compétences qui ont été détectées, l’IA permet d’offrir aux candidats une expérience très fluide et professionnelle, et aux recruteurs la possibilité de détecter plus facilement s’ils ont face à eux le bon candidat ou pas.
Notre deuxième objectif pour 2026, c’est d’augmenter la notoriété de Club Med auprès des 18-30 ans qui pourraient candidater chez nous. L’idée est, par exemple, d’avoir un chatbot qui puisse répondre clairement à leurs questions, leur expliquer de manière immersive ce qu’est Club Med, un outil qui soit vraiment au service des candidats.
Comment cela va-t-il se traduire concrètement ?
J.D. : Pour tous nos candidats, nous avons déjà le chatbot HappyBot, qui est capable de répondre à leurs questions. Mais pour parler à HappyBot, le candidat doit déjà être sur le site Club Med Jobs. Or, aujourd’hui, les candidats potentiels, particulièrement ceux de la Gen Z, ne sont pas tous sur notre site carrière, ils posent aussi leurs questions à ChatGPT ou aux autres chatbots commerciaux. Nous avons donc un travail de notoriété à faire auprès de ces chatbots, ce qui implique, par exemple, de chercher à mieux émerger sur les sites qui nourrissent ces chatbots-là, comme Glassdoor.
Sur la partie recruteurs, nous voulons nous appuyer sur l’IA pour améliorer plus facilement les grilles d’entretiens par compétence et pour nous aider à être plus réactif avec les candidats sur des profils rares sur le marché du travail. Au global, l’IA va aider à une professionnalisation du métier de recruteur.
Comment fonctionne votre outil IA GO Match ?
J.D. : Cet outil a été déployé début 2025. Il permet d’automatiser en partie les affectations des GO [les employés emblématiques du Club Med], en fonction de ce qui a été écrit comme commentaires à différents moments dans leur parcours par les RH et les managers. Nous n’utilisons pas l’intégralité du rapport de performance des GO car cela pourrait poser des problèmes de confidentialité. On veut que les GO continuent à avoir confiance dans les discussions qu’ils ont avec leur manager et leurs RH.
Une partie de l’outil utilise de l’IA comme on en faisait dans les années 80. Pour la petite histoire, nous avons repris l’algorithme des sites de rencontre pour pouvoir utiliser du multiparamètres, qui était le plus pertinent pour nous. La partie LLM nous sert à une chose : lire et traduire le contenu textuel laissé dans les commentaires.
Nous travaillons aussi sur une autre partie LLM pour 2026, qui pourra permettre au partenaire RH (HRBP) de poser des questions en langage naturel. Par exemple, il pourra dire : « Pour cette affectation, j’ai besoin du meilleur GO bar possible, qui ait une vraie connaissance en logistique et qui soit capable de parler telle langue. » L’outil pourra alors lui proposer un top 5.
Quel bilan faites-vous de cet outil GO Match ?
J.D. : Nous en sommes très satisfaits techniquement : l’IA fait des propositions très pertinentes, en fonction de la disponibilité des personnes, de leur desiderata, de leurs performances, de beaucoup de choses que nous savons sur eux… Nous nous étions donnés comme objectif la première année que l’IA soit le choix sélectionné dans 60% des cas, nous devrions être au-dessus de 50% cette année. Ce que nous n’avions pas intégré, c’est que parfois, les choix d’affectation se font pour des raisons un peu différentes de ce qu’on pensait, par exemple quelqu’un qui adore son chef de village et qui a envie de le suivre, un autre qui est en couple avec un autre employé… Nous devons donc ajouter une couche supplémentaire à l’algorithme pour qu’il prenne en compte tous ces paramètres un peu plus soft.
Quel bénéfice attendez-vous de l’IA en 2026 ?
N.V. : Jusque-là, nos recruteurs faisaient tout manuellement. Il s’agit donc de repenser leur manière de faire pour la rendre plus professionnelle. Le gros coup d’accélération va avoir lieu en 2026. L’objectif n’est clairement pas de remplacer un recruteur par un agent IA qui ferait le traitement lui-même. Beaucoup de nos recruteurs sont d’anciens GO, ils savent donc détecter des choses qu’une IA n’est pas capable de faire à 100% aujourd’hui.
J.D. : Dans cette volonté de professionnaliser le recrutement, nous travaillons sur des outils qui permettent de supplémenter les recruteurs, avec à leur disposition une boîte à outils excessivement puissante qui leur permette d’être beaucoup plus agiles. C’est cette approche qui va faire que l’IA va être non seulement efficiente mais aussi bien reçue. Personne n’a envie de se faire remplacer par une IA, mais tout le monde a envie d’être aidé à bien faire son job.
Quelle est la prochaine étape ?
J.D. : Dans le secteur du recrutement comme sur tout le reste, nous allons tous devenir des managers d’agents IA. Par exemple, nous sommes en train de travailler sur un agent IA qui connait la diversité de tous nos métiers et qui livre aux recruteurs des questions d’interview qu’ils peuvent poser avec les réponses attendues pour chacune d’elles. Ce type d’usage de l’IA s’inscrit dans cette logique de guidance : c’est un outil pour le recruteur, qui pourra choisir de l’utiliser ou pas. Nous utilisons déjà trois outils IA : un pour chercher des profils par compétence dans notre ATS, Happybot pour répondre aux questions des candidats sur notre site carrière, et un dernier outil pour tirer les compétences d’un poste pour alimenter le matching. Globalement, le fait de travailler sur des agents qui ne parlent pas aux clients mais qui servent aux GO et aux recruteurs permet une bien meilleure adoption.
En 2026, nous allons beaucoup accélérer sur les agents IA. L’idée, à chaque fois, est d’avoir des agents IA dédiés à des tâches spécifiques. Ça permet de ne pas leur donner accès à trop de zones de données, avec le risque qu’un agent multifonctions crée des data bridges et commence à halluciner en faisant des liens. Là, nous travaillons sur des agents qui ont un but précis et nous étudierons par la suite l’intérêt d’avoir un agent chef d’orchestre qui puisse aller d’un agent à l’autre.
Comment le métier de recruteur au Club Med va évoluer dans les 5 ans à 10 ans, selon vous ?
N.V. : Je pense que le métier de recruteur au Club Med va considérablement se professionnaliser pour arriver au niveau des attentes des candidats. Les recruteurs vont monter en compétences, je dirais presque malgré eux. Demain, avec un outil d’IA qui leur permettra d’apprendre en faisant, ça leur permettra de dégager un temps fou pour faire autre chose, par exemple aller davantage sur le terrain à la rencontre des candidats. Ils vont devenir des recruteurs multitasks, qui auront davantage de temps pour aller sur la route tout en continuant à traiter leur CV, parce qu’une IA pourra faire ça pendant leur absence.
J.D. : Le projet GO Match montre déjà que les GO ont désormais des discussions bien plus régulières avec leur HR Business Partner. Ce temps gagné, c’est du temps humain. C’est d’ailleurs tout le paradoxe de la transformation digitale. Ce que nous voulons chez Club Med, c’est que le temps gagné soit du temps de contact. Ce lien humain, c’est ce qui nous différencie aujourd’hui.
Jusqu’où voulez-vous aller dans l’usage de l’IA à des fins de recrutement ?
J.D. : Ce qui est sûr, c’est que l’IA ne disqualifiera jamais un candidat. Disqualifier quelqu’un parce qu’il n’a pas une compétence requise pour un poste comme le BAFA, un diplôme d’auxiliaire puériculture, le fait de savoir parler turc, ça existait déjà avant l’arrivée de l’IA. Mais par contre, nous nous engageons à ne pas laisser une IA lire un CV et disqualifier un candidat. L’action de rejeter un candidat est et restera faite par un humain. Ça fait partie de notre engagement à avoir une approche humble de l’IA.
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